Monsieur Fonkoua Romuald, vous êtes auteur de nombreux ouvrages sur les littératures des Antilles et d’Afrique, sur la critique littéraire, les Voyages et d’autres sujets. Vous êtes aussi Directeur du Département des littératures françaises à l’Université de Strasbourg et vous avez participé à plus d’un débat au cours du présent sixième Salon africain du Livre de Genève. Par ailleurs, ce n’est pas la première fois que vous venez à Genève pour cet événement. Je souhaiterai que vous nous disiez ce que vous pensez de ce Salon africain en général, mais surtout de la partie où un espace est offert aux écrivains, aux éditeurs africains et au public dans toute sa diversité pour s’exprimer sur différents sujets.
Fonkoua Romuald. Je pense que l’initiative d’organiser dans le cadre du Salon international du livre et de la presse de Genève un Salon africain du livre est une très bonne chose, parce que ça permet de réunir en un seul endroit, un certain nombre d’écrivains que l’on sait éparpillés un peu partout dans le monde. Il y a ceux qui viennent d’Afrique, d’Europe, d’Amérique du Nord, des Caraïbes.
C’est donc un lieu de rencontre. D’abord un lieu de rencontre pour ces écrivains entre eux, ce qui n’arrive pas souvent ; ensuite entre les écrivains et les éditeurs ; les éditeurs de ces littératures, qu’ils viennent d’Afrique ou qu’ils viennent d’Europe ; enfin et surtout un lieu de rencontre entre les auteurs et les éditeurs avec le public et tout particulièrement avec le public suisse et genevois qui, je crois, est assez attiré par la littérature africaine. Je redis donc que le Salon africain du livre est une très bonne initiative.
Les migrations : thème vieux comme l’Afrique et l’Europe
Cette année, le thème des Migrations a été choisi comme sujet principal de réflexion du Salon. Est-ce que vous pourriez nous dire ce que vous pensez de ce thème.
Fonkoua Romuald. Le thème des migrations est aujourd’hui d’actualité dans toute la presse en Angleterre, en Espagne, en Italie, en Allemagne, en Belgique, en France et en Suisse. C’est un thème d’actualité, mais ce n’est pas un thème nouveau. C’est un thème qui est vieux comme l’Afrique, c’est un thème qui est vieux comme l’Europe puisque les migrations entre l’Afrique et l’Europe remontent au moins jusqu’au Moyen Age pour ne pas aller beaucoup plus loin. Je répète donc que le sujet en soi n’est pas un sujet nouveau.
Toutefois, l’intérêt de le faire aujourd’hui à ce Salon permet de regarder les choses avec la distance critique nécessaire à travers plusieurs aspects. Le premier est essentiellement littéraire : les migrations conduisent à la production d’un certain nombre d’œuvres littéraires en langues européennes, ce qui montre très bien que les écrivains ont dû faire le chemin qui les a conduits de leurs pays d’origine en Afrique en particulier aux pays occidentaux dont ils ont appris la langue et à partir desquels ils peuvent produire de la littérature. Cela ne veut pas dire que les littératures en langues africaines n’existent pas. Au contraire, elles existent bien, mais il faudrait montrer comment ces deux aspects des littératures africaines (en langues africaines et en langues européennes) se complètent.
Migrations et politique : accepter l’évidence historique
Le second aspect est beaucoup plus politique. Je crois qu’en faisant des migrations, le thème de ce sixième Salon du livre africain de Genève, il s’agit de mettre l’accent sur une des dérives, à mon sens, qui est celle des politiques occidentales contemporaines. L’Europe a fini par oublier sa propre histoire, qui est associée à l’Afrique – qu’elle le veuille ou non – grâce ou à cause des voyages ; des déplacements des Européens et de leur besoin de connaissance et de conquête du monde. C’est bien parce qu’il y a eu un déplacement de l’Occident vers le non Occident, qu’il y a eu en retour, si j’ose dire, l’arrivée du non-Occidental en Occident. A un moment donné, il faut bien que l’Occident assume cette histoire qui est aussi la sienne. De toutes les façons, si elle ne l’assume pas aujourd’hui, elle sera obligée de l’assumer demain parce qu’il y aura toujours le poids de cette poussée migratoire qui conduit évidemment aux mutations sociales. Il me semble que c’est une évidence. Il suffit de la regarder en face.
Nécessité inéluctable de l’intégration des histoires de l’Afrique et de l’Europe Est-ce que demain ce sera trop tard pour les Européens de prendre conscience de la nécessité de l’intégration de nos histoires communes, non seulement par le biais du problème des migrations mais aussi de la colonisation ?
Fonkoua Romuald. Est-ce que ce sera trop tard ? Il n’est jamais trop tard pour bien faire. Seulement, il y a un certain nombre de chances que l’on aura laissées passer si l’on ne prend pas en compte le problème aujourd’hui. Parce qu’à l’intérieur des migrations, il y a les concurrences des jeux migratoires.
Ceux qui migrent par exemple, de l’Afrique vers l’Europe, ne migrent que vers là où on leur offre la possibilité de migrer. Si l’Europe ferme les portes, les migrants vont faire ce que font tous les migrants : ils vont migrer vers là où on a les conditions de possibilité de l’accueil. Dans ce genre de phénomène qui est somme toute un phénomène naturel, il y a d’autres zones de migration plus acceptable aujourd’hui que l’Europe. L’Amérique du Nord, par exemple, est devenue depuis un certain nombre d’années, j’allais dire, une zone de migration acceptable. Non pas que ce soit les portes grand ouvertes, mais il y a des critères qui permettent en quelque sorte de pouvoir très normalement tenter une installation hors d chez soi ; une compréhension de l’ensemble de tous les peuples qui, tous étrangers au départ, vont exactement là où ils trouvent leurs intérêts (si on excepte bien sûr la longue période de l’esclavage). Il faudrait que les intérêts soient des intérêts communément compris pour qu’il y ait migrations satisfaisantes. Or, on a coutume de faire comme si les migrants qui venaient du Sud pour la plupart, étaient tous des gens qui, anciens barbares – bien sûr, anciens sauvages, anciens primitifs, n’étaient que des êtres complètement pervertis et qui n’avaient rien à apporter à la civilisation ou à l’humanité entière. Or c’est complètement faux.
Migrations au nom d’intérêts communément compris et bien communément compris
Je crois qu’il faudrait regarder les choses pour ce qu’elles sont, à savoir que le déplacement du Sud vers le Nord est une chance à la fois pour le Nord et pour le Sud. C’est une chance pour le Nord, parce qu’il y a des régulations économiques qu’il faut satisfaire. C’est aussi une chance pour le Sud, parce que c’est aussi une condition de développement économique. Le flux monétaire qui passe entre le Nord et le Sud passe bien par le phénomène migratoire. S’il n’y a pas de phénomène migratoire, il n’y a pas de phénomène de développement des pays du Sud. Lorsqu’on voit le fonctionnement de certains pays comme le Mali, on saisit très bien la force et le rôle des migrants dans le développement économique. C’est exactement la même chose pour Haïti en ce qui concerne les migrants qui vont aux Etats Unis. Comme ce fut le cas en Guinée sous la dictature d’Ahmed Sékou Touré. La fuite des cerveaux, l’idéologie marxiste mal assimilée et donc mal appliquée, les erreurs de gestion économique ont été compensées par les flux monétaires qui partaient de pays d’adoption des Guinéens de l’extérieur comme la Côte d’Ivoire et le Mali, ou de l’Europe et des Etats Unis vers la Guinée.
Un autre sujet qui a fait l’objet d’un débat a été celui de ” l’existence d’une pensée noire dans le monde “. Que voulait dire ce débat ?
Fonkoua Romuald. C’est la référence au numéro du hors série du journal français Le Point qui a été consacré au mois de mars et avril à un sujet qui était intitulé ” La pensée noire “. Pour y avoir collaboré d’assez près, avoir vu en gestation le numéro, avoir conseillé la rédactrice en chef de ce numéro, je peux dire que ça n’a pas été facile de monter ce dossier sur la pensée noire. Que le numéro ait un titre discutable est une certitude. Il le restera de toute façon.
Problématique de la pensée noire
Pour une raison qui est assez simple pour moi – même s’il y en a plusieurs -, c’est que la notion de pensée noire est une notion problématique en soi. Je ne suis pas sûr qu’il y a deux ans, l’on aurait fait un numéro comme ça. Ça n’aurait jamais marché de toutes les façons. Elle est problématique en soi parce que dès que l’on prononce le mot noir, tout le monde entend la couleur. Evidemment ça renvoie tout de suite aux notions de racisme, un peu comme s’il y avait un racisme à rebours contre un racisme ancien qui était le racisme blanc. Il faut juste situer la parution du numéro dans la perspective de cette époque que certains s’accordent à considérer – à tort ou à raison, pour s’en réjouir ou le regretter – comme une période postraciale.
Barack Obama et la conjonction de deux périodes historiques
Je crois que ce numéro a pu exister à cause des circonstances historiques nouvelles. A savoir qu’il y a un fait qui vient de se produire aux Etats-Unis et que personne ne peut oublier : l’arrivée au pouvoir, aux Etats-Unis d’un Noir. On peut dire tout ce qu’on veut, de ce phénomène là – je ne discute pas de la politique américaine des Etats-Unis -, ce fait là en soi, est un fait qui permet de faire conjoindre deux périodes de l’histoire qui ont été à un moment donné interrompues. La première, c’est la guerre d’indépendance aux Etats-Unis qui a été aussi une guerre contre l’esclavage, et qui a permis la libération des esclaves, et qui a été aux Etats-Unis le premier moment où les Noirs ont eu accès – même si ça n’a duré qu’une dizaine d’années -à des droits civiques. Et un second moment qui est celui de la libération des Africains qui commence au milieu des années cinquante du siècle dernier par les indépendances. Que ces indépendances aient été bien ou mal acquises, bien ou pas profitables, c’est une autre question. Mais ces deux périodes qui sont conjointes là, à savoir que la revendication pour les droits civiques par les Noirs américains, et la revendication pour la liberté des Africains va permettre en quelque sorte que l’on puisse se poser une question essentielle, qui est celle de la représentation des Noirs dans le monde.
Histoire coloniale n’est que le prolongement de l’histoire de l’esclavage
Et cette représentation des Noirs dans le monde passe par la reconnaissance d’une expérience commune à tous les Noirs dans le monde – qu’ils le veuillent ou non ; qu’ils en aient conscience ou non ; que leurs familles aient subi ou pas, de façon intime ou collective, une partie de cette histoire. C’est quoi ? C’est que l’histoire de l’esclavage permet justement aux Africains de se retrouver aux Etats-Unis. Que l’histoire de la colonisation en Afrique est une histoire qui procède des différentes chaînes qui ont été conçues durant l’esclavage, et qui permettent de méconnaître l’identité des Noirs. En somme, l’histoire coloniale n’est que le prolongement de l’histoire de l’esclavage, qui n’est, elle-même, que le prolongement de l’histoire du déni d’homme.
” Pensée noire ” : expression du refus du déni d’homme ; expression de la nécessité de liberté et des luttes pour être reconnu pour ce que l’on est en soi
D’une certaine façon, qu’on le veuille ou non, ces Noirs vont se retrouver avec une expérience commune dont ils n’avaient pas véritablement conscience. Et je crois que le moment où la prise de conscience se fait, c’est au lendemain de la seconde guerre mondiale quand un certain nombre de Noirs se retrouvent et se disent : ” On ne parle peut-être pas les mêmes langues, on ne vient pas des mêmes régions, mais il se trouve que l’on a quelque chose en commun. C’est une histoire de l’expérience du déni commune “. Et cette histoire commune de l’expérience du déni, c’est une histoire qui fait que tous les Noirs, quelles que soient leurs couleurs d’ailleurs, mulâtre, noire, métisse etc., vont se rendre compte qu’à un moment donné de leur révolution historique, on leur a dénié toute espèce d’existence, toute identité humaine, tout droit à l’existence. Et donc ce déni, va donner lieu à des prises de positions ; à des discours ; à des revendications ; à des luttes qui, au fond, permettent en quelque sorte d’établir aujourd’hui l’idée qu’il y a, qu’il y a eu – je ne suis pas sûr qu’il y aura -, la construction de ce que l’on pourra appeler une pensée noire. Ce qui à mon point de vue, revient précisément à l’expression du refus du déni, à l’expression du refus de la souffrance, à l’expression de la nécessité de liberté, à l’expression de la nécessité de luttes pour être reconnus pour ce que l’on est en soi, à savoir que l’on est un homme, que l’on est un être vivant, que l’on est un individu en tant que tel et qui doit en tant que tel faire partie de l’ensemble de l’humanité, ni plus ni moins.
Je crois que c’est ça qui fait l’unité de cette pensée noire, et c’est ça qui fait en même temps la diversité de cette pensée noire. Parce que dans cette pensée noire, il n’y a pas que des bons : libérateurs des Noirs, il n’y a pas que des nobles libérateurs des Noirs. Il y a également des antisémites, il y a également des gens qui ne sont pas fréquentables du tout. Mais c’est bien ce qui fait la caractéristique de cette pensée. C’est que en soi, elle est déjà humaine, y compris dans cette diversité là.
Merci beaucoup.
Propos recueillis par Tchaptchet Jean-Martin* au cours du Salon Africain du livre de Genève
* Ecrivain et conseiller en coopération internationale ** Directrice générale de l’association Espace Afrique International