« J’ai vu mieux que le paradis de la Suisse, j’ai vu Pestalozzi » (Karl Ritter, célèbre géographe allemand).
La pédagogie, une passion suisse ? On peut l’affirmer si l’on pense à Pestalozzi, Rousseau, Piaget et tant d’autres. Né à Zurich en 1746, Johann Heinrich Pestalozzi, orphelin de père à 6 ans, est très vite sensibilisé aux injustices sociales. Même s’il peut suivre de très bonnes études dans sa ville natale, il les abandonne pour se lancer dans ce qui sera sa vocation : l’éducation pour tous. Son maître à penser, c’est Rousseau, l’auteur de l’Émile, traité d’éducation qu’il lira à l’âge de 16 ans et qu’il suivra à la lettre pour éduquer son propre fils (ce qui ne s’avérera d’ailleurs pas très heureux).
Sa première expérience pédagogique sera un mélange d’idéal d’un retour à la terre et d’une vision pragmatique d’une exploitation agricole et industrielle. Grâce à l’argent de Anna, sa femme toujours dévouée, il peut acheter une propriété, le Neuhof, où il accueille des enfants pauvres à qui il offre une formation de filage et de tissage de coton ainsi qu’un enseignement élémentaire. Mais mal préparé, il se heurte à des problèmes de productivité et à la mesquinerie de parents qui, une fois leurs enfants éduqués et propres sur eux, les reprennent. Entre paternalisme, idéal rousseauiste et piétiste, maladresses et contraintes financières, le rêve du Neuhof sera son premier échec.
Pestalozzi est ruiné. On dit de lui : « Il finira à l’hôpital ou à l’asile ».
Mais comme souvent dans sa vie, il trouvera des appuis auprès d’hommes politiques, de professeurs, d’humanistes et d’idéalistes qui le soutiendront. C’est ainsi qu’on l’encourage à écrire. Ce sera Léonard et Gertrude considéré comme son chef-d’œuvre, sorte de catéchisme pour l’éducation des paysans (en 4 volumes, 1781-1787). Pestalozzi y développe ce qui sera son credo : la seule chose qui peut sauver le monde – et en particulier les plus humbles – c’est l’éducation.
« Il n’est, pour notre monde effondré moralement, spirituellement et politiquement, aucun salut possible, si ce n’est par l’éducation, si ce n’est par la formation à l’humanité, si ce n’est par la formation de l’homme », affirmera-t-il plus tard.
En cette fin du 18e siècle en Suisse les événements se bousculent : les troupes françaises révolutionnaires envahissent la Suisse en 1798 et proclament le 12 avril la République helvétique mettant fin au système fédéral décentralisé. Certains Suisses voient d’un bon œil l’arrivée d’idées progressistes et égalitaires ; d’autres, effrayés par le massacre des soldats suisses aux Tuileries le 10 août 1792 et par la Terreur, et refusant surtout un système politique très éloigné des traditions helvétiques, rejettent l’envahisseur. Pestalozzi est lui-même partagé même si son engagement en faveur des libertés et de la justice sociale fait de lui et depuis longtemps une sorte de révolutionnaire, ce qui lui vaudra d’ailleurs de se voir conférer la citoyenneté d’honneur française. Un événement tragique va encore une fois faire basculer son destin. Le demi-canton de Nidwald au sud du Lac des Quatre Cantons, conservateur et catholique, va s’opposer au nouveau régime. La réaction sera brutale et ce sera un massacre : les troupes révolutionnaires françaises vont tout piller et incendier laissant près de 400 morts sur le champ de bataille, 169 orphelins et 237 enfants de parents sans ressource. On décide alors de confier à Pestalozzi la direction d’un orphelinat à Stans. Sa vocation est pour toujours scellée, et il aura ces mots célèbres : « Je veux devenir maître d’école ». Il est pourtant mal accueilli par la population, car lui, le progressiste et le protestant, est considéré comme un représentant de l’envahisseur. C’est dire que les premiers temps seront très difficiles.
Il faut parler maintenant de la fameuse Méthode de Pestalozzi qui va bien sûr évoluer au gré de ses expériences heureuses ou malheureuses et des différents instituts qu’il va fonder. Après les premiers tâtonnements, une méthode s’impose en effet. Il s’agit de relier toute connaissance à l’expérience pratique et de savoir enchaîner graduellement les acquisitions. Les idées de Pestalozzi sont révolutionnaires surtout si on les compare à l’éducation telle qu’elle était pratiquée à son époque : les élèves ne recevaient que des connaissances élémentaires, apprenaient par cœur des passages de la Bible et étaient soumis à des règles rigides et à une discipline sévère voire sadique se moquant de leur personnalité ou de leur psychologie. Or, Pestalozzi veut tenir compte du rythme propre de l’enfant lui permettant de se constituer de façon autonome : « Se faire une œuvre de soi-même », selon une de ses plus célèbres formules. Il associe la tête (la réflexion), le cœur (la sensibilité) et la main (c’est-à-dire l’apprentissage concret) visant toujours l’application pratique des connaissances. L’enseignement est ouvert à tous indépendamment de la classe sociale ou de la confession.
Bientôt, Pestalozzi ne sera plus tout seul ; il aura des collaborateurs qui croient en sa méthode. Les enseignants vivent avec les élèves et se réunissent chaque semaine pour adapter leurs pratiques. Il s’agit toujours d’aller vers le plus simple avant de progresser vers le plus compliqué. Chaque enfant a un mode de développement particulier qu’il faut respecter. Les élèves les plus avancés aident les autres. On verra même un enfant de 12 ans prendre la place d’un maître ! En dehors des disciplines classiques, on enseigne la musique, la botanique – avec des observations directes dans la nature alentour -, la minéralogie, la cosmographie et la gymnastique « industrielle » permettant l’acquisition d’un métier (par exemple, exercer la dextérité des mains pour un travail manuel), toutes choses qui seront aussi enseignées aux filles. Pestalozzi s’occupera également des malades physiques et mentaux et des sourds-muets.
Ces pratiques – qui vont faire l’objet de son livre Comment Gertrude instruit ses enfants(1801) – vont surtout être développées à Berthoud et à Yverdon. En effet, après l’expérience de Stans qui n’aura duré que quelques mois, Pestalozzi doit une nouvelle fois s’exiler, à Burgdorf cette fois (Berthoud en français), une petite ville de l’Emmental bernois où on lui permet d’emménager dans le magnifique château qui domine la bourgade. C’est là-bas que viennent le rejoindre de nouveaux disciples idéalistes et convaincus, et que la méthode s’affine : l’écriture est associée au dessin, l’observation est favorisée, le corps et l’esprit travaillent de concert. L’ambition de Pestalozzi est aussi d’associer les parents et que, par exemple, une mère puisse elle-même s’occuper de l’éducation de ses enfants.
L’avènement de Napoléon, une nouvelle constitution et un changement de propriétaire au château de Berthoud bousculent encore une fois l’existence de Pestalozzi qui se voit contraint de déménager à nouveau. Ce sera cette fois en Suisse romande. Il accepte en effet en 1804 l’offre de la ville d’Yverdon qui lui propose d’installer son institut dans le château médiéval qui occupe le centre ville. Pestalozzi a 58 ans ; malgré tous ces bouleversements, c’est le couronnement de sa carrière. A la fin 1807, le nouvel institut compte déjà 143 élèves (dont 30 venus de l’étranger). Cette fois les maîtres sont plus nombreux et il y aura jusqu’à 40 stagiaires. Un institut pour les filles est également ouvert en 1806. L’institut devient un centre de recherche pédagogique pour toute l’Europe, et visiteurs et élèves affluent de partout, même de Russie. Malgré sa renommée grandissante, Pestalozzi reste un homme modeste, gauche et à l’allure peu soignée, mais difficile de lui en tenir rigueur, il est tellement attachant et passionné !
On peut visiter aujourd’hui un petit musée Pestalozzi au château d’Yverdon qui abrite par ailleurs le Centre de documentation et de recherche Pestalozzi.
Mme de Staël écrira après sa visite à Yverdon en 1808 : « L’instruction qu’on acquiert chez Pestalozzi donne à chaque homme, de quelque classe qu’il soit, une base sur laquelle il peut bâtir à son gré la chaumière du pauvre ou les palais des rois ».
Des conflits internes et des ennuis financiers (Pestalozzi n’a jamais été un très bon gestionnaire et a toujours été trop généreux) mettent fin à la vie de l’institut qu’il quitte en 1825 pour regagner sa propriété du Neuhof qu’il avait conservée et où tout avait commencé.
Toujours actif, il continue à écrire, mais ses forces déclinent et il meurt le 17 février 1827.
Aujourd’hui encore de très nombreuses institutions portent son nom et s’inspirent de ses méthodes, en Suisse bien sûr, mais aussi en Angleterre, au Brésil surtout (il y en a 250), et au Japon dont le plus grand pestalozzien, le Professeur Arata Osada, a voulu que ses cendres soient placées à côté de la tombe de Pestalozzi à Birr dans le canton d’Argovie.
Sur la tombe de Pestalozzi sont gravés ces mots : « Tout pour les autres, rien pour soi. Béni soit son nom ! ».
Texte et photos : Jean-Michel Wissmer