Étrange coïncidence. Le musée Jacquemart-André à Paris clôt son exposition, le Crépuscule des Pharaons, le 23 juillet 2012, jour de la célébration en Égypte de la révolution des officiers libres de 19521.
Quel sens porterait en 2012 une date si chargée de symboles ? L’Égypte a attendu presque 60 ans pour mener sa deuxième révolution qui, à la différence de celle de 1952, porta au pouvoir Mohamed Morsi, membre de la confrérie des Frères musulmans, sous l’œil plus que circonspect des militaires qui partagent désormais ce pouvoir avec lui.
Quelle révolution ?
Maintenant que les dés sont jetés, diverses franges du peuple égyptien redoutent le nouveau régime ; à commencer par les Coptes qu’il ne faudrait minorer l’importance, tant qu’ils représentent 12,5% de la population de ce pays gigantesque qui compte environ 84 millions d’âmes. Des intellectuels, pour ne pas dire des libéraux, et parmi eux nombre d’artistes, ont déjà quitté le pays. Les médias officiels se font rassurants bien que sur la toile plusieurs sites décortiquent faits et gestes du frère Morsi qui, faute d’initier un plan d’action concret, entame son mandat par amadouer l’Arabie saoudite, l’Iran et le Hamas. La presse, les médias locaux et quelques médias internationaux commentent l’évolution de la situation actuelle qui n’occulte pas le gouffre économique et social où gît le pays. Le niveau des réserves de la Banque centrale égyptienne est passé de 36% à 15% en une seule année ! À en croire la rue égyptienne, la Révolution continue.
Quelle révolution ? Et ces millions d’enfants et d’exclus qui attendent un traitement médical décent, un salaire pour le moins correct ou une éducation scolaire non frelatée par la corruption, ont-ils besoin d’une révolution permanente ? Qui les aide ? Je ne crois pas que les ONG gérées par quelques midinettes de la bourgeoisie égyptienne du Jazzera Club du Caire ou les projets caritatifs des retraités de l’OMS qui roulent en Mercedes allègent la souffrance du vrai peuple. Il serait ridicule de suivre les débats, dits contradictoires, de la fameuse chaîne Al’Jazira, sachant que nombre de mouvements radicaux en Égypte sont financés par le Qatar ! Et les femmes ? Sortiront-t-elles, sous Morsi, travailler et participer à la vie du pays ou seront-t-elles confinées à être de simples gardiennes voilées de familles nombreuses ?
Quel débat ?
Le moment est venu pour se demander quel avenir aura l’Égypte dans les quelques années à venir dans le cadre d’un débat crédible qui proposerait des solutions réalisables. Le nombre de problématiques qui cernent le pays est en soi accablant. Quant commencera la reconstruction ? Ouvrir les chantiers vitaux, quitte à nettoyer des plaies qui saignent toujours !
À commencer par la nouvelle Constitution, tant attendue, et les libertés citoyennes, les oulémas n’ont point de compétence pour rédiger un tel document crucial. Leur opinion n’a d’ailleurs qu’une valeur indicative, puisque l’Égypte est un pays multiconfessionnel. Cette tâche incombe aux juristes qui sont au fait des vrais problèmes. Quant à la liberté des cultes, il faudrait se référer à la situation d’avant 1952 pour prendre la mesure de la situation. Vient ensuite le rôle des militaires, 40% de l’économie locale. Ils ne regagneront pas leurs casernes par enchantement. Leur mission de cordon sécuritaire est inévitable. Le nouveau gouvernement souffrira d’une longue et délicate cohabitation au moins jusqu’à l’application d’une nouvelle constitution. Le bilan de la santé publique est catastrophique. Les cliniques privées qui ont pignon sur rue excluent davantage des populations déjà marginalisées par la pauvreté et par le chômage. Construire de nouveaux centres médicaux publics devient impératif. L’argent ne manquera pas si le gouvernement impose une taxe sur les banques d’investissement et les agences de change. Il suffirait aussi que le secteur privé y participe. Quant au bilan de l’éducation nationale, il n’est guère brillant ; 40 pour-cent de la population ne sachant ni lire ni écrire.
Que nous dira Alaa Al’Aswani2 avec sa fameuse verve révolutionnaire qui rappelle un militant de gauche des années soixante ? Où se trouve Boutros Boutros Ghali3 et pourquoi garde-t-il le silence, comme d’ailleurs nombre d’égyptiens vivant à l’étranger ? À part ses déclarations d’intérêt général, Farouk El’Baz4 ne propose rien de nouveau, lui qui avait énuméré des priorités d’action depuis une quinzaine d’années ? Suffirait-t-il d’honorer un cinéaste égyptien à Cannes 2012 pour prétendre que le courant postrévolutionnaire France-Egypte passe toujours quand on devine le silence du pouvoir socialiste en France et le prestige dont jouit la présence culturelle française en Égypte ? Youssri Nasralla5 n’est pourtant pas Youssef Chahine6 qui a passé la moitié de sa vie à guerroyer avec la censure d’état tant ces films sont frappants d’une vérité que personne ne voulait voir en face. Chahine le visionnaire ne pratiquait ni de collage ni de superposition de scènes pour faire vrai.
Des signes d’espoir
L’héritage de l’ère Moubarak est certes lourd, voire lourd de conséquences pour l’avenir d’un pays qui n’a pratiqué l’exercice démocratique que récemment et dans la douleur. L’inertie bureaucratique, la résistance au changement et la corruption sont hélas des maux bien ancrés dans la vie quotidienne. Cependant, un point d’honneur distingue ce pays, l’absence de la fibre sanguinaire dans la personnalité égyptienne profonde ; à savoir cette faculté innée de patienter face à l’adversité, de réfléchir et d’éviter le recours systématique à la réparation de l’injustice par le sang. Il suffit pour s’en convaincre de suivre les réalités de la rue en Iraq ou en Syrie pour constater que la scène dudit Printemps arabe n’a produit que le chaos et la montée des extrémismes ; même si la Tunisie et la Lybie entrevoient à peine le chemin de la pacification sociale. Il ne suffit pas de se révolter pour détruire mais se révolter pour ériger un lendemain décent et viable.
Une issue salutaire existe, le concordat social. J’entends par là déployer un effort constant pour informer et persuader la conscience égyptienne que les urgences du pays passent avant une personnalité, une autorité ou un parti politique donné : la santé, l’éducation, l’industrie à restaurer, la lutte contre le désertification, les défis de l’eau, l’équilibre des forces dans une région agitée, le cordon sécuritaire que maintient l’armée et surtout la paix sociale qui concerne la société entière. Il ne sert à rien de secouer le drapeau de l’Islam qui résoudrait tout. Le problème n’est pas celui de la foi mais celui de la capacité de tout égyptien à se relever et travailler au lieu de détruire et brûler. Se regarder en face, regarder le monde autour de soi et agir. Un plan d’action, pas des luttes de pouvoir qui rappellent les incidents d’Alexandrie de 19547 !
L’Égypte parviendra-t-elle à éviter un crépuscule prévisible ou serait-t-elle à l’aube d’une ère porteuse d’espoir ? L’Islam ne sera pas la seule solution de l’Égypte du XXIème siècle. Le gouvernement de Morsi va certes agir avec prudence, mais aussi avec la légendaire ambiguïté des Frères. Tôt ou tard, le peuple l’attendra au tournant. Il devra répondre des ces actes. La révolution a aggravé une situation déjà désastreuse. Le peuple attend des solutions au niveau de la santé, l’éducation, l’emploi et surtout la sécurité.
Un ancien ambassadeur d’Égypte en Suisse m’avait confié au début du siècle que l’Égypte survit grâce aux anciens égyptiens. « Les Pharaons tiennent encore la boutique », disait-il dans un soupir amer, faisant référence aux recettes du tourisme. Que fera la jeunesse égyptienne afin que sa révolution ne se soit pas reléguée aux yeux de l’Histoire au rang de simple révolte ; à moins que le 25 janvier 2011 ne deviendrait un jour férié comme le 23 juillet 1952 ?
Ahmed Hamouda *
1) Commandant des officiers libres, le général Mohamed Naguib mt fin le soir du 23 juillet 1952 au règne de Farouk 1er, roi d’Égypte, à la suite de quoi la Première république d’Égypte fut proclamée 2) Alaa Al’Aswani, romancier égyptien, auteur du best-seller l’Immeuble Yacoubian qui fut porté à l’écran égyptien et connut un grand succès 3) Boutros Boutros Ghali, éminent diplomate égyptien, ancien Secrétaire général de l’ONU, ancien Secrétaire général de l’Organisation internationale de la francophonie après avoir été Ministre d’État des Affaires étrangères sous Anouar El-Sadate 4) Farouk El’Baz, scientifique américano-égyptien et éminent géologue de l’espace 5) Youssri Nassralla, cinéaste égyptien 6) Youssef Chahine, grand cinéaste égyptien, Palme d’or du Festival de Cannes 1998 7) Lors d’un meeting politique en Alexandrie en 1954, des coups de feu ont été tirés dans la direction de Gamal Abdel Nasser, fraîchement élu Président de la République égyptienne au lendemain de la révolution des officiers libres en juillet 1952. Une vague d’arrestation et de séquestration arbitraire s’en suivait parmi les rangs des Frères musulmans, à la suite de quoi une interdiction formelle de ce mouvement a été décidée. Aucune preuve claire n’a été établie à ce jour prouvant l’implication de ce mouvement dans cet attentat.
* Poète, éditeur francophone d’origine égyptienne, ancien diplomate onusien