En dehors des musées, retrouver le passé amérindien dans les grandes métropoles américaines n’est pas chose aisée. Il faut beaucoup d’imagination pour reconstituer ce que purent être New York, Chicago ou Washington avant la colonisation. Il en va de même pour Montréal, une île comme Manhattan, habitée autrefois par les indiens Mohawks de la nation iroquoise.
Les vestiges les plus anciens de l’existence de camps indiens se trouvent sous l’actuelle chapelle Notre-Dame-de-Bon-Secours, un magnifique édifice du XVIIIe siècle situé dans la vieille ville de Montréal, au bout de la ravissante rue Saint-Paul. Le site archéologique où l’on découvre des traces de foyers, de campements et d’artéfacts datant de plus de 2400 ans jouxte les restes de la chapelle d’origine construite en 1678 par Marguerite Bourgeoys, fondatrice de la congrégation de Notre-Dame et d’écoles accueillant également des enfants indiens. Elle fait partie de cette longue liste de femmes remarquables qui ont construit le Québec comme Jeanne Mance, considérée comme la cofondatrice de Montréal, et la mystique Marie de l’Incarnation.
Parmi ces femmes remarquables, il y a aussi une Indienne hors du commun : Kateri Tekakwitha. Pour la retrouver, il faudra affronter les embouteillages de Montréal, emprunter le Pont Honoré-Mercier qui enjambe le majestueux fleuve Saint-Laurent et traverser la réserve Mohawk de Kahnawake qui aligne ses petites boutiques de cigarettes hors taxes de chaque côté de la route. Mais ce n’est pas le but de notre voyage. Son but est la mission Saint-François-Xavier établie en 1667 et qui abrite précisément le sanctuaire de Tekakwitha. L’ensemble des bâtiments qui comprend l’église rebâtie en 1845 avec son presbytère du XVIIIe siècle et le fort Saint-Louis (dont la plaque nous dit qu’il a été « construit en 1725 par les Français pour la protection des Iroquois convertis ») est magnifiquement situé au bord du fleuve dont le rives prennent des couleurs splendides en cet été indien.
Née en 1656 à Ossernenon près d’Auriesville à l’ouest de l’actuel Albany, capitale de l’État de New York, Kateri (Catherine) est la fille d’une mère Algonquine chrétienne – et ancienne prisonnière de guerre – et d’un père Mohawk, une double origine qui est l’une des sources de sa future persécution. Quatre ans plus tard, la petite vérole introduite par les Européens lui enleva ses parents et son frère, et elle resta elle-même marquée par cette maladie, le visage grêlé, la vue très affaiblie et la démarche peu assurée (d’où son surnom de « celle qui avance à tâtons »). Sa communauté, dont bien des membres étaient restés fidèles aux traditions de leurs ancêtres, recevait régulièrement la visite de prêtres missionnaires jésuites qui avaient finalement été acceptés par la population et étaient parvenus à la convertir, du moins en partie. Cela n’avait pas été sans mal, le Canada ayant connu comme toutes les colonies du Nouveau Monde une longue période de conflits et de résistance. En réalité, une lutte s’était engagée entre les anciens rites et la nouvelle parole apportée par les « Robes noires » venues de France.
Déjà sensibilisée par sa mère chrétienne, Kateri n’eut pas besoin de beaucoup de temps pour comprendre que sa vocation était toute tracée. Elle prit d’abord une décision rare pour une jeune Iroquoise : refuser le mariage (qui lui fut imposé à l’âge de 8 ans !) et faire vœu de chasteté, suivant ainsi l’exemple des femmes chrétiennes désirant se vouer au Christ. Cette décision entraîna la colère de sa famille. Après son baptême en 1676, les choses empirèrent encore pour elle : on accusait cette chrétienne trop assidue d’abandonner les travaux de la communauté pour ne s’adonner qu’aux obligations de sa nouvelle foi. Son martyre avait commencé. Menacée de mort, calomniée, lapidée, Tekakwitha subissait tout cela avec la calme endurance des premiers Chrétiens. Un havre de paix s’offrait pourtant à elle, la mission Saint-François-Xavier, celle-là même où nous nous trouvons.
C’est pour la rejoindre qu’elle s’enfuit en 1677 grâce à des complices, poursuivie par son oncle, un chef de guerre violent et irascible. Installée à la mission, surnommée « le village de la prière », et malgré de nouvelles pressions insistantes pour qu’elle se marie, elle prononça ses vœux de virginité perpétuelle en 1679.
Elle s’adonnait à de très cruelles mortifications, bien plus sévères que celles pratiquées traditionnellement à cette époque, portant une ceinture cloutée, dormant sur un lit d’épines, se plongeant dans l’eau glaciale ou se brûlant les pieds avec des tisons, souhaitant par là imiter la Passion du Christ. Elle fut rejointe bientôt par un groupe de « sœurs » qui la suivaient dans ses pénitences. De santé fragile, infirme depuis son plus jeune âge et affaiblie encore plus par de tels traitements – que l’on pourrait considérer comme une sorte de projection ou réinterprétation des tortures rituelles pratiquées par les propres Indiens, en particulier sur leurs prisonniers – elle mourut le 17 avril 1680. On prétend alors que son visage autrefois ingrat devint d’une grande beauté.
On ne tarda pas à lui rendre un culte, de très nombreuses guérisons miraculeuses furent accomplies grâce à son intercession, ce qui lui valut d’être béatifiée en 1980 par le Pape Jean-Paul II. Les démarches pour sa canonisation sont en route, ce qui ferait de Kateri Tekakwitha, surnommée aussi « le Lys des Mohawks », la première sainte indienne d’Amérique.
Dans le petit musée sont exposés plusieurs portraits de la bienheureuse, en particulier le plus ancien qui nous soit parvenu (et donc le plus fidèle aux traits réels de l’Indienne), celui peint par le Père Chauchetière, l’un de ses biographes et confesseurs, et qui daterait de 1696. Sont conservés également plusieurs objets de culte (ostensoirs, calices), des livres anciens (dont des grammaires et dictionnaires iroquois), des objets traditionnels indiens (tomahawks, calumets), une très belle statue du Christ, et des reliquaires, l’un contenant des os de Kateri. Dans la lumineuse église se trouve son tombeau surmonté de sa statue.
En dehors du sanctuaire que nous visitons, il en existe un autre sur le lieu de son baptême à Fonda dans l’État de New York. On retrouve par ailleurs souvent son image dans les anciennes églises des missions du Sud-Ouest américain où elle est très vénérée, et sa statue trône sur le parvis de la cathédrale de Santa Fe au Nouveau-Mexique.
Difficile de ne pas être touché par le destin de cette jeune Indienne qui a sacrifié sa vie pour sa foi. C’est une page assez mal connue de l’histoire du continent américain et de sa rencontre avec l’Occident.
Kahnawake semble un peu en dehors du temps, et lorsque l’on se promène derrière l’église sur les berges presque vierges du Saint-Laurent, et que l’on peut voir de l’autre côté se dessiner la grande métropole de Montréal avec l’incontournable silhouette du dôme de l’Oratoire Saint-Joseph, on se met à rêver au passé amérindien et à cette figure si singulière qui fut celle de la bienheureuse Kateri Tekakwitha.
Texte et photos : Jean-Michel Wissmer