Q : Défendre le droit des femmes dans un monde où leurs droits sont toujours niés, bafoués–c’est le cas en Arabie Saoudite, en Afghanistan, au Pakistan pour ne citer que ces pays-là, est une tâche colossale. Mais ne nous leurrons pas, les droits des femmes régressent aussi dans des pays où on les croyait définitivement acquis. Comment allez-vous vous y prendre pour faire évoluer les mentalités ?
R : Il est vrai que la situation des droits des femmes dans le monde reste contrastée, même s’il y a eu des progrès réels engagés par des états qui ont souvent réussi à construire un cadre juridique, normatif. D’une manière générale, on est en droit de dire qu’il y a un consensus universel sur un certain nombre de valeurs. Pour vous donner un exemple, la Convention a été ratifiée par 187 pays, ce qui signifie qu’un très grand nombre de pays accepte la vision de l’égalité entre hommes et femmes. Malgré cette volonté déclarée, les challenges restent considérables dans de nombreux domaines. Une femme meurt toutes les minutes parce qu’elle n’a pas reçu de soins suffisants lors de son accouchement. Les femmes représentent deux tiers des 700 millions d’adultes illettrés dans le monde. Probablement dix millions de jeunes filles ont été victimes de mariages forcés, -avec des conséquences parfois tragiques en termes de fistules et de problèmes de santé. Même si la volonté existe, il y a encore une fracture forte entre l’égalité réelle et l’égalité juridique.
Ce que je suis venue dire et demander, c’est qu’on passe du normatif à l’opérationnel. Qu’on soit aussi efficace dans la construction d’une politique de terrain que dans la déclaration des droits. Je crois que cela passe par une coordination beaucoup plus forte des actions. J’ai proposé que cela se fasse à l’échelon régional, à l’échelon européen ou à l’échelon de l’Union africaine, de façon à ce que nous ayons de vraies stratégies opérationnelles ; que nous ayons une vraie conscience des cultures, des obstacles, des religions et que nous soyons ‘country specific’ comme on dit en anglais. J’ai demandé que nous ayons le respect des situations tout en étant exigeant sur le respect de la Convention. Je crois que la mobilisation de l’ensemble des acteurs, y compris la société civile, permettra une démarche concrète et opérationnelle. Au fond, l’enjeu est dans l’opérationnel autant que dans l’établissement de cadres juridiques.
Q : Vous venez de dire que vous alliez devoir tenir compte des cultures et des coutumes de chaque pays. On ne peut pas faire bouger de la même façon, un pays tel que l’Arabie Saoudite, -pays dans lequel il est interdit aux femmes de conduire, des pays africains qui pratiquent encore l’excision, ou d’autres pays qui n’ont pas les mêmes valeurs. C’est un travail de longue haleine qui demande infiniment de doigté, ne croyez-vous pas ?
R : Vous avez raison, la culture quelque soit le pays, se traduit soit par des stéréotypes, soit par des rituels qui peuvent aller jusqu’à des pratiques néfastes telles que les mutilations. Nous avons dans notre Convention un article, l’article 5, qui fait état de toutes ces pesanteurs culturelles qui, lorsqu’elles ne sont pas en opposition avec la Convention sont respectables. Dés lors qu’elles sont en contradiction, et souvent en opposition, -reprenons l’exemple des mutilations sexuelles, des mariages forcés, ou celui des rites concernant le veuvage. Il est évident que cela ressort de la violence. Il y a par conséquent un travail à faire de la part des autorités pour éradiquer les dispositions du droit coutumier -la polygamie, -un vrai sujet, ou bien des pratiques moins graves mais néanmoins pesantes, -le fait que des femmes ne puissent pas se présenter à des élections parce qu’il y a encore des obstacles qui sont sociétaux.
Indépendamment du droit, ces états ont la possibilité d’utiliser ce que nous appelons « des mesures spéciales temporaires », pour casser ces stéréotypes et accélérer l’histoire. Cela peut être une politique de quota, -pour l’entrée des femmes dans la vie politique ; cela peut être des bourses allouées à des parents pour que des petites filles puissent poursuivre leur scolarité. Ce sont des mesures spéciales qui favorisent les femmes, les jeunes filles, les petites filles, pour leur permettre d’atteindre plus rapidement une situation d’égalité. Il faut, nous l’avons fait en France, réussir à combattre les obstacles culturels. Nous en avions aussi : la violence conjugale a longtemps été considérée comme assez naturelle. J’ai fait en sorte que nous éjections, si je puis dire, le conjoint violent du domicile. Ce qui a été doublement utile : les femmes ont compris qu’il n’était pas légitime d’accepter la violence et qu’elles n’étaient pas responsables de cette violence. S’agissant de la culture et de la religion, l’Islam et ses principes ne sont pas incompatibles avec la Convention CIDAW. C’est l’interprétation de la charia qui dans certains cas, et de manière excessive, est en contradiction avec la Convention. Lorsque la religion prohibe l’avortement ou un certain nombre de pratiques, nous pouvons être amenés à demander que l’avortement puisse être autorisé, dans des cas où la santé de la mère est menacée, ou s’il y a eu viol ou inceste. Nous sommes toujours respectueux du cadre et de l’histoire de chaque pays. Boutros-Boutros Ghali avait eu une formule exceptionnelle. A une question très pertinente qui lui avait été posée, il avait répondu « toutes les religions et les cultures sont respectables. Mais il y a le socle universel de valeurs, l’irréductible humain, ce qui ne se négocie pas. »
Q : J’aimerais que vous commentiez un cas qui a fait couler beaucoup d’encre, y compris dans les journaux New Yorkais. Cela a trait à ces viols qui ont eu lieu en France et dont les auteurs ont pratiquement tous été acquittés. Qu’en pensez-vous ?
R : Il est toujours difficile, surtout pour une élue, de porter un jugement sur une décision de justice. En l’occurrence, je la trouve vraiment scandaleuse. Nous ne pouvons pas accepter, dans un pays comme la France, qu’un viol – surtout lorsqu’on sait le courage qu’exige une action en justice, puisse donner le sentiment de l’impunité. Dans un monde ou la lutte contre l’impunité à tous les niveaux -que ce soient les crimes ordinaires ou les crimes de guerre, fait l’objet d’une priorité pour tous : l’accès à la justice, l’accès à la reconnaissance du statut de victime et l’accès à des sanctions justes, j’estime que les sanctions ne sont pas appropriées. Il faut toujours répondre de ses actes, et ce n’est pas parce que 10 ans ou 20 ans se sont écoulés qu’il ne doit pas y avoir de réparation et je me félicite que la procureure ait interjeté appel de cette décision. L’accès à la justice, c’est probablement la plus belle chose qui soit. Lorsque vous êtes doublement victime, – parce que vous l’avez été dans votre vie et que vous l’êtes devant la justice, c’est insupportable. La France, qui est toujours en première ligne pour faire appliquer le droit, doit être vigilante sur ses propres réactions. Il y a eu dans ce cas, une appréciation à minima.
Q : Des personnes dont je fais partie, se demandent pourquoi on ne parlerait pas de droits humains plutôt que de droits de l’homme. Dans le monde actuel, -on l’a vu en Syrie, en Libye, en Egypte, en Tunisie, dans les pays en guerre ou en conflit, les femmes sont violées, utilisées comme boucliers humains ou servent de monnaies d’échange. Ne serait-ce pas temps de changer cette appellation et d’y inclure les femmes ?
R : Vous avez raison. C’est un vrai sujet, parce qu’on a toujours dit que les droits de l’homme avaient une connotation universelle. Mais rappelons-nous que sous la révolution, le droit de vote a été universel mais en réalité uniquement concédé aux hommes. De fait, personnellement, je n’apprécie pas tellement de parler du droit des femmes même si je suis très fière de porter ces droits. Les droits des femmes devraient être des droits naturels au même titre que les droits de l’homme. Ce que je ne voudrais pas, c’est que les droits des femmes apparaissent comme une sous-catégorie des droits de l’homme. Une minorité en quelque sorte, alors qu’elles sont la majorité, Il est vrai que la forme britannique de « Human Rights » est plus simple. Je suis très sensible au respect de l’histoire. Je sais que la France, lorsqu’elle parle des droits de l’homme dans le monde, a la vision des hommes et des femmes. De plus en plus des femmes d’ailleurs. L’important, c’est que la cause des femmes progresse et qu’elle apparaisse pour l’ensemble des pays du monde, comme une cause nécessaire et juste. Il est vrai que les femmes sont victimes et reconnues comme telles, mais elles apparaissent aussi, comme de vraies leaders dans tous les domaines. Si nous voulons construire un monde juste, durable, soutenable et pacifique, je pense que les femmes sont les premiers facteurs de cette évolution.
Q : Ce qui me frappe dans les révolutions arabes, c’est le fait que femmes ont pris fait et cause pour ces révolutions. Qu’elles ont pris une part active dans ces révolutions. Pourtant, lorsque les gouvernements se sont reformés, elles ont été renvoyées dans leurs foyers. C’est assez semblable à ce qui s’est passé en France lors de la deuxième guerre mondiale : pendant que les hommes étaient au front, les femmes faisaient marcher le pays. Pourtant, une fois la guerre finie, elles ont réintégré leurs foyers. Trouvez-vous cela normal ?
R : Certainement pas. C’est vrai et vous avez tout à fait raison, les femmes ont démontré en France comme ailleurs, leurs capacités. Il y a eu d’ailleurs des tentatives extraordinaires en 1919 en France où un député, s’appuyant sur ces formidables capacités, a eu l’idée de leur donner le droit de vote. Je me souviens de l’exposition qui a eu lieu à ce sujet. Immédiatement, l’ensemble de la classe politique s’est rétractée en disant : « ce n’est pas parce qu’elles ont été dans les usines qu’elles sont capables de s’approcher d’une urne. » On a vu dans ce débat qui a très rapidement tourné court que le poids de l’histoire -il faut savoir que ce sont des siècles d’histoires qui ont exclu les femmes du travail, du pouvoir, du savoir-, a repris sa valeur, son importance. Je suis entrée en politique avec Simone Veil en 1984, parce que j’ai compris que la loi pouvait changer le monde. C’est pourquoi je dis aux pays qui me disent : -il faut attendre, il faut discuter, il faut un consensus- « il ne faut pas que la loi attende l’évolution des faits et des mœurs, car s’il n’y a pas la volonté politique ni de loi, on peut attendre encore des siècles. La loi sur l’avortement en 1984 a libéré les esprits. Giscard D’Estaing, grand européen par ailleurs, avait eu ce courage politique extraordinaire de défier les résistances et toutes les pesanteurs sociologiques pour répondre aux besoins des femmes. Cela a débouché sur la maitrise de la descendance, et la libération des femmes d’une domination. Avec la contraception, il y a eu un rééquilibrage de la décision la plus intime qui soit. Et je pense qu’au delà même de cette responsabilité nouvelle, elles ont accédé à un niveau de décision sur elles-mêmes, à une sorte de prise de pouvoir sur elles-mêmes, ce qui était révolutionnaire.
Q : Je suis souvent choquée de voir des hommes discuter, voir remettre en cause le droit à l’avortement. Serait-il juste de dire que le pouvoir des femmes fait peur aux hommes ?
R : J’apprécie que les hommes discutent des questions féminines mais c’est aux femmes de décider. Le grand acquis de ce siècle dernier, ce fut de donner un pouvoir de responsabilité, un pouvoir de décision aux femmes sur elles-mêmes. Bien entendu, il y a un prix à payer. On le voit aujourd’hui, ne serait-ce que sur la possibilité de divorcer. On voit un grand nombre de familles monoparentales. Avec la crise économique, il y a beaucoup de difficultés pour des femmes seules. C’est le prix de la liberté en quelque sorte, et de la responsabilité. Mais vaut-il mieux aider une femme à vivre dans une famille monoparentale plutôt que de la laisser vivre avec un homme violent ? Le choix est très clair, et je pense que les femmes se sont libérées véritablement de toute emprise négative. C’est ainsi que peut commencer une vraie relation d’égalité. Cette relation n’existait pas. Nous étions dans une dépendance légale. Dans un devoir plus ou moins d’obéissance. L’histoire avait fait des femmes des mineures juridiques, au sens incapables du terme. Elles sont maintenant majeures. Elles ont le droit d’avoir des droits.
Q : Nous n’avons pas parlé du cas de Malala, cette jeune pakistanaise qui a osé s’opposer aux talibans et a décidé d’aller à l’école. C’est incroyable que les femmes dans beaucoup de pays, n’aient toujours pas le droit, ni l’accès à l’éducation.
R : Ce qui a été tragique dans cette affaire, c’est de s’attaquer à des symboles : une petite fille, l’école et justement l’émancipation et le savoir pour les femmes. On voit bien quelle est la logique de ces groupes extrémistes. Ce qui est positif dans cette histoire, c’est le fait que l’histoire de cette petite fille a fait le tour du monde, qu’elle a été dans tous les medias, qu’il y a eu une indignation réelle de la part du monde entier. Cela veut dire que les consciences s’éveillent. Il y a 30 ou 40 ans, il n’y aurait pas eu d’images. La vraie question, c’est : comment fait-on pour arrêter cette violence envers les femmes et les fillettes ? Ma réponse : il faut continuer à faire tout ce que nous faisons, c’est-à-dire promouvoir le droit à l’éducation, le droit à la santé. Faire en sorte que toutes les petites filles aillent à l’école. C’est probablement la priorité des priorités.
Célhia de Lavarène, Nations Unies, New York, Octobre 2012