Anouar El’Sadate grimpait nerveusement l’escalier de l’appartement de la famille Nasser, en ce début d’après-midi agité du 28 septembre 1970. Il rata la dernière image du raïs vivant. Il eut juste le temps de lui fermer les yeux. Gamal Abdel Nasser est mort dans son lit après une vie animée de victoires, d’espoir et de déception. L’Egypte ne sera jamais remise de cette perte. Il est rare qu’un homme politique divise autant l’opinion publique de son pays depuis près de sept décennies. L’Egypte qui l’a vu naître en 1918 sera toute autre à sa mort, ce jour du 28 septembre ancré dans l’histoire de celle-ci telle une huitième plaie. Le raïs rendit son dernier souffle, emporté par une complication cardiaque, en état d’épuisement total. Menant une guerre d’usure contre Israël après la défaite de 1967, cette guerre a eu raison de lui. Son bilan politique reste contesté voire sujet à des divergences dites historiques, mais demeurent la trace de l’Homme et du leader charismatique du destin arabe durant les dix huit années que dura sa présence sur la scène politique mondiale. Son héritage demeure revendiqué par ses pires détracteurs. La confusion actuelle de la rue égyptienne en témoigne, à la veille d’une échéance électorale majeure qui déterminera ou pas l’avenir du pays, au moins pour les deux décennies à venir. Nasser est-il venu au bon moment, comme le prétendent certains observateurs de la politique du Moyen-Orient au XXème siècle ? La réponse est oui. L’Egypte de Nasser ? Dépourvue de souveraineté à la veille de la révolution coup d’état militaire de 1952, l’Egypte se trouvait traversée par un vent d’indépendance, par une volonté d’égalité sociale, par une réforme agraire et une révolution industrielle. Elle vibra en 1956 à la reprise du Canal de Suez et se dota d’une créativité artistique, d’un niveau de recherche scientifique et d’un rayonnement culturel régional sans précédents. L’Egypte se distingua rapidement par une génération d’intellectuels chargée d’espoir. Le rêve commença à devenir réalité ; mais la débâcle n’était pas loin. Nasser travaillait beaucoup, mangeait peu et fumait trop. Il était surtout mal entouré. L’équipe gouvernante composée dans sa majorité de militaires n’était pas préparée à gérer un pays de cette ampleur. Elle ne parviendra pas à donner à l’Egypte la stature économique et sociale qui lui faisait- lui fait-il encore – défaut. Resta le peuple qui vivait en interaction constante avec la passion patriotique de son leader. Si l’Histoire conserve l’image d’un homme qui a rendu à la dignité arabe ses lettres de noblesse, celle d’un président qui a réussi en 1956 un coup de poker politique qui se solda par l’échec d’une expédition militaire contre l’Egypte, elle conservera celle d’un homme défait en juin 1967 à la suite d’une guerre éclair qui dura six jours. Nasser prit la décision de se retirer du pouvoir ; mais le peuple égyptien refusa et déferla dans la rue le 9 et le 10 juin pour le remettre aux commandes. L’armée fut reconstruite, l’espoir revenait, la nation reprit confiance. Mais le raïs qui voyait sa santé décliner refusait de suivre les recommandations de ses médecins, jusqu’à ce jour du 28 septembre. Nasser a toujours cru en la pérennité de son pays : “les empires et les envahisseurs qui se sont succédés ont disparu. Seule l’Egypte demeure”. Sa mort a changé radicalement le destin arabe, les rapports de force et les méchanismes géopolitiques de la région. Reste un questionnement essentiel. Que reste-t-il de l’héritage de Nasser : l’indépendance en 1954, la reprise du Canal de Suez en 1956, le barrage d’Assouan en 1964, la guerre de 1967 puis la victoire d’Anouar El’ Sadate en 1973 ? Et puis rien ou presque depuis 1981. Quelles sont les perspectives de ce pays de 82 millions d’habitants pour le siècle déjà entamé ? Quel sera son avenir à la veille de la guerre de l’eau et le tarissement des ressources vitales ? L’Egypte sera- t- elle au rendez-vous de son Histoire ? A-t-elle assez interrogé son passé ou bien la révolution de 1952 a-t-elle fini par dévorer ses enfants ? La fin de l’ère Nasser a vu des milliers d’égyptiens quitter leur pays pour un avenir meilleur ou pire. Nombre d’égyptiens préfèrent, nostalgiques, rester en exil volontaire au lieu de rentrer. Un autre Nasser pour l’Egypte en devenir ? Pourquoi pas ?