Question 1 : Comment vous est venue l’idée d’écrire un livre qui évoque une guerre « Russie-Occident » de mille ans ?
Cela fait 20 ans que je suis de près les événements de Russie et la manière dont les médias suisses et occidentaux parlent de la Russie. Je suis frappé par le biais systématiquement antirusse généralement adopté par les correspondants et les éditorialistes. Ce fut particulièrement frappant pendant les JO de Sotchi et carrément délirant pendant et après les événements de Maidan. Immédiatement, sans aucuns ens critique, la majoité des médais occidentaux a pris fait et cause pour les “gentils” Ukrainiens contre les “méchants” Russes en dépit des faits et en violant la déontologie qui oblige tout de même à respecter un minimum d’objectivité et d’impartialité. Annoncer 36 fois l’invasion de l’Ukraine par les troupes russes sans apporter aucune preuve ou dupliquer les communiqués de presse de Kiev sans aucune distance critique relève de la manipulation de l’opinion et de la pure propagande, pas de l’information.
Question 2 : Votre livre est richement documenté. Comment avez-vous travaillé pour l’écrire et combien de temps l’écriture de votre étude vous a-t-elle pris.
Le tout m’a pris un an, six mois pour recueillir la documentation et six mois pour écrire les 500 pages du livre.
Question 3 : Vous êtes connu comme un grand ami de la Russie. Votre analyse des relations Russie-Occident est-elle influencée par votre volonté de « rééquilibrer » la façon que la Russie est perçue en Occident ?
Oui, sans aucun doute. La présentation des faits est si tronquée, les préjugés antirusses sont si ancrés et si répandus par tout une armée d’experts payés par des thinks tanks et des centres de recherche proches de l’OTAN et de la droite conservatrice américaine qu’il est absolument nécessaire de rétablir un minimum de sens critique et de mesure. Sinon, tout retour à la paix est impossible. Comme l’a dit Kissinger, la “haine de Poutine ne fait pas une politique”. Vilipender Poutine et dénigrer la Russie sans chercher à comprendre les raisons profondes du conflit et les manipulations qui ont conduit au renversement du gouvernement légal d’Ukraine et à la trahison des accords du 21 février 2014 pourtant signés par les Européens ne font que prolonger le conflit . Si l’Union européenne avait respecté ses engagements sans tomber dans le piège tendu par Victoria Nuland et les nationalistes ukrainiens, les élections auraient eu lieu comme prévu l’automne dernier, Yanoukovitch aurait été débarqué démocratiquement et l’Ukraine serait toujours un pays unifié et en paix. Cet immense gâchis a été causé par les Occidentaux et non par les Russes, qui n’ont fait que réagir à la gabegie ainsi créée et aux provocations du nouveau régime dont la première décision fut d’interdire la langue russe parlée par 80% de la population ukrainienne depuis deux siècles au moins…
Question 4 : Vous parlez du faux testament que Pierre le Grand aurait écrit il y a quelque 250 ans et qui prône un expansionnisme russe pour conquérir l’Europe. Même si je peux concevoir que ce document ait pu jouer un certain rôle dans la russophobie d’antan, j’ai quand-même l’impression que les politicines et experts d’aujourd’hui n’attachent plus guère d’importance à ce document. Ou pensez-vous le contraire ?
Détrompez-vous. Ce document, qui ne sera prouvé comme faux qu’à la fin du XIXe siècle, a servi de basse à la russophobie contemporaine. Il a inspiré le livre du très russophobe Custine qui inspirait Truman en 1946 et dont le toujours vivant Zbigniew Bzrezinzki écrivait encore la préface de la dernière édition américaine… Les préjugés ont la vie dure et tout mon livre consiste à monter leur prégnance au fil des siècles : le vocabulaire change mais pas le message.
Question 5 : Vous écrivez que l’historiographie occidentale ment comme elle respire et vous proposez de revoir toute l’histoire de l’Europe et de la Russie en la basant sur une relation saine, équilibrée et respectueuse. Mais sachant que de tout temps l’histoire a toujours été écrite, voire réécrite, par les vainqueurs, alors que ou qui croire ?
Heureusement, il arrive que la victoire change de camp au fil des décennies. Le problème est que l’historiographie occidentale dominante est très antirusse. Mais si on lit les historiens russes, on a évidemment un autre avis. Je pars personnellement de l’idée que la place de la Russie est en Europe et qu’il vaut donc la peine de montrer que les choses sont différentes de ce qu’on pense et que la vision d’une Russie expansionniste et dictatoriale, si elle a pu être vraie à certaines périodes de son histoire, est fausse en ce qui concerne le XXIe siècle et relève davantage de la propagande antirusse que de la réalité objective. L’Europe sans la Russie est un ensemble amputé, tronqué, sur le plan de son histoire et de sa culture, et privé de profondeur stratégique sur le plan géopolitique.
Dans ce conflit, il ne peut y avoir ni vainqueur ni vaincu et il faut donc écouter l’autre. Sa vision est tout aussi respectable que la nôtre.
Question 6 : Les relations entre la Russie et le plupart des pays de l’Union européenne se sont détériorées récemment, en particulier après le mouvement Maidan en Ukraine, de l’annexion de la Crimée par la Russie, puis la guerre d’indépendance dans l’est de l’Ukraine. Vu que vous êtes un grand connaisseur des sensibilités et réalités des deux parties quelle pourraient être les principes de base pour une solution qui puisse rétablir la confiance et la paix en Europe ?
L’Union européenne doit prendre conscience qu’elle n’a pas à s’aligner sur la vision américaine et quelle doit avoir sa propre conception de ses relations avec la Russie. Pour ce faire, elle doit la traiter comme un partenaire et non comme un inférieur et conclure avec elle un accord de coopération stratégique qui garantisse sa sécurité à chacune des parties. Cette option a été gâchée après 1991 à cause de la progression de l’OTAN jusque sous le nez des Russes mais elle peut à nouveau être étudiée.
Question 7 : J’ai l’impression que vous vous sentez blessé parce que le pays que vous aimez, la Russie, est mal compris. Par vos écrits n’essayez-vous pas d’ouvrir les yeux du monde occidental sur le mystère, la grandeur culturelle et la largesse d’esprit des Russes et la Russie
On peut dire les choses ainsi. Je ne me sens pas blessé mais dépité par les occasions manquées et les morts que l’on aurait pu éviter. Et comme journaliste, je suis horripilé par les préjugés et je considère qu’il est de mon devoir de lutter contre eux, quels qu’ils soient et quels que soient ceux qu’ils visent.
Question 8 : L’Église russe pourrait-elle jouer un rôle pour aider à rapprocher les visions contradictoires entre la Russie et l’Occident ? Et, si oui, lequel ?
Oui. L’Eglise catholique, jadis très ardente dans son combat contre l’orthodoxie, a fait des ouvertures ces dernières années, notamment avec le Pape François. Il serait bon que l’Eglise orthodoxe saisisse la balle au bond.
Question 9 : Vous écrivez que le complexe militaro-industriel de l’Amérique et des pays de l’OTAN ont un grand intérêt dans un conflit durable dans l’est de l’Ukraine, parce que cette mini-guerre leur permet d’écouler leurs armes. D’un autre côté, après plusieurs années de vaches maigres, les ressources dédiées à l’armée russe et donc son armement ont fortement augmenté dernièrement, donnant un second souffle aux industries concernées. Donc il me semble qu’un conflit en Ukraine qui dure n’est pas mauvais pour leurs affaires non plus. Voyez-vous un moyen pour contrer l’importance que ces groupes semblent prendre auprès des politiques ?
Chaque fois que la Russie s’est rapprochée de l’Occident, comme par exemple en 2001 lorsque Poutine a offert ses services au président Bush après les attentats du 11 septembre, le lobby pétrolier et militaire américain a réussi à torpiller ce rapprochement. Il existe évidemment un lobby militaire aussi en Russie. Mais les dépenses militaires ne sont pas comparables. Le budget militaire américain dépasse celui de tous les pays industrialisés et de dix fois celui de la Russie.
Dans tous les cas, ils sont les seuls à profiter des tensions entre pays et c’est la raison pour laquelle les politiques doivent s’employer à se libérer de leur tutelle.
Propos recueilli par AG