Where there is a Will, there is a Way
(Charles Hudson)
Benoît Aymon est bien connu des téléspectateurs suisses puisqu’il produit et anime depuis plus de 22 ans l’émission culte de RTS, « Passe-moi les jumelles », qui nous fait découvrir les plus beaux paysages de nos régions. Également alpiniste, il a abandonné un instant le piolet pour la plume afin de partager avec nous dans son premier roman sa passion de toujours : le Cervin, Cervin absolu.
Deux héros tiennent le premier rôle, le Cervin lui-même, montagne mythique ; et l’Anglais Edward Whymper, le premier à l’avoir gravi le 14 juillet 1865. Benoît Aymon pense que tout le monde connaît l’histoire de l’exploit et de la tragédie qui a suivi cette ascension. Ce n’est pas si sûr. Rappelons donc les faits. Après plusieurs tentatives infructueuses par le versant italien, Whymper se joint à un groupe de six hommes portés par le même projet, vaincre le Cervin du côté suisse : trois guides expérimentés, les Taugwalder père et fils de Zermatt; Michel Croz de Chamonix ; et trois touristes anglais, le révérend Charles Hudson avec son ami Robert Hadow, et Lord Douglas, jeune noble de 18 ans. Ces intrépides touristes ont tous une grande expérience de la montagne, sauf Hadow. Damant le pion à une cordée qui tente l’ascension le même jour du côté italien, Whymper et ses compagnons atteignent sans trop de difficulté le sommet du Cervin. Mû par une grande agitation, Whymper se précipite seul sur la cime et nargue l’autre expédition en faisant rouler des pierres. Au retour, c’est le drame : le jeune Hadow, qui grimpait en bottines de ville (on peut les voir exposées au musée de Zermatt), glisse et entraîne dans sa chute trois des alpinistes, Douglas, Hadow et Croz.
Whymper touche le fond d’une mortifiante solitude. Le Cervin s’est montré pour nous un adversaire acharné. Longtemps il a résisté ; il nous a porté plus d’un coup redoutable. Vaincu avec une facilité qui n’eût pu être prévue, comme un impitoyable ennemi terrassé, mais non anéanti, il tire une terrible vengeance de sa défaite.
Alors la légende peut commencer : qui a fait quoi ? Qui est fautif ? Quelqu’un aurait-il coupé la corde pour sauver sa vie ? Qui ? La corde, la fameuse corde, c’est la pièce maîtresse du musée de Zermatt. On peut y voir aussi le livre de prières que le révérend Hudson a emporté dans sa chute, et que l’on a retrouvé enfoui sous les glaces.
S’ensuit une enquête bâclée, laissant les rescapés meurtris, chacun avec sa vérité.
Aymon ne se contente pas de relater la tragédie maintes fois publiée et commentée, mais réalise grâce à son roman une plongée dans l’époque. On découvre le milieu étriqué et sévère des Whymper (les conflits entre le père graveur et le fils rêveur) ; le Londres des années 1860 (l’Alpine Club et les bureaux de la rédaction du Times) ; les Alpes françaises, suisses et italiennes quand débute l’alpinisme. On découvre aussi un Valais assez misérable où l’on croise encore des goitreux ; Whymper se plaindra d’ailleurs des auberges insalubres et des invasions de puces !
« le Valais est entré tardivement dans la modernité, notamment avec la construction des barrages dans les années 60 », nous précise Benoît Aymon, lui-même valaisan.
En partant des textes de Whymper, essentiellement Escalades dans les Alpes qu’il cite abondamment, Aymon dresse le portrait de l’alpiniste anglais, arrogant et ambitieux, mais aussi génial et héroïque, qui enchaîne avec une folle frénésie les sommets de préférence vierges, n’apaisant jamais sa soif d’escalade puisque, après les Alpes et la tragédie de Zermatt, il ira encore conquérir les montagnes sud-américaines.
Aymon nous confie : « les gens comme Whymper sont des handicapés affectifs, il n’y a pas de place pour les autres, pour une autre, sa seule véritable maîtresse aura été le Cervin ».
Mais pour donner un peu d’humanité à ce géant obsessionnel, Aymon lui invente précisément une maîtresse, Jeanne, gouvernante française au service des Whymper. Autre présence féminine, réelle cette fois, celle de Ethel, la fille de Whymper, fruit d’un mariage très tardif (il a 65 ans) et malheureux avec une femme de 44 ans sa cadette !
Ce regard sur ces deux femmes – qui, dans la fiction, iront plus tard sur les traces de Whymper à Zermatt – est l’une des originalités du livre, ce qui lui donne son aspect romanesque, même si l’histoire du Cervin est à elle seule un roman.
Aymon nous rappelle d’ailleurs qu’il y eut aussi des femmes alpinistes au 19e siècle, et qui gravissaient les pentes dans leurs habits… d’époque !
Au départ, Cervin absolu devait être un scénario de film. Mais Aymon ne semble rien regretter : « Si on avait suivi toute la réalité des faits, il n’y aurait pas eu de femmes, et ça aurait été ennuyeux ! ».
Aujourd’hui, le Cervin fascine toujours : « Depuis sa première ascension, le 14 juillet 1865, le Cervin ne finit pas d’entretenir sa légende. Chaque année, en moyenne, une douzaine de personnes y laissent leur vie ». Dans le cimetière de Zermatt attenant à l’église sont alignées les tombes d’alpinistes de toutes les nationalités. Sur l’une d’elles, on peut lire : « I chose to climb », « j’ai choisi de grimper ».
Quand il parle du Cervin, les yeux de Benoît Aymon brillent. Il l’a déjà gravi ; l’a photographié des milliers de fois. Zermatt, où il se rend régulièrement, « célèbre » le 150e anniversaire de la première ascension avec une exposition dans son musée. Les touristes et les skieurs ont donc aussi un devoir de mémoire : Zermatt n’aurait peut-être jamais existé et connu la célébrité sans Whymper et les touristes et alpinistes anglais. Alors, pour ceux qui ne connaissaient pas l’histoire, préférant les pistes et l’après-ski, il ne leur reste qu’à lire Cervin absolu.
Jean-Michel Wissmer
Benoît Aymon, Cervin absolu, Genève, Slatkine, 2015.