Ceux qui pensent qu’entre Goya et Picasso, L’Espagne a connu un vide artistique devront, pour corriger cette erreur, se rendre à la Fondation de l’Hermitage qui expose jusqu’au 29 mai une centaine d’œuvres du modernismo espagnol.
Le terme peut prêter à confusion tant il recouvre d’acceptions diverses, aussi bien esthétiques qu’idéologiques, changeant en plus selon les pays. Dans l’excellent catalogue de l’exposition, son commissaire, William Hauptman, reconnaît qu’il s’agit d’une « notion très floue ». Comment donc définir le modernisme espagnol ? Est-ce un refus du passé ? Pas vraiment. Une ouverture sur l’étranger ? Pas seulement. Un renouveau des arts suscitant des débats permanents et passionnés autour de la « question espagnole » ? Sans aucun doute. Mais oublions un instant les définitions, et regardons les peintures.
Si l’on cherche à trouver une unité dans ce mouvement, on risque aussi d’être un peu déroutés : quoi de commun en effet entre les plages de lumière de Sorolla, les petites pochades impressionnistes de Pinazo, les jardins intimistes de Rusiñol et de Mir, les paysages fantomatiques de Meifrén, les représentations sombres et réalistes de Zuloaga, les gitanes de Anglada-Camarasa, et les portraits de la bohème parisienne de Sunyer, Ysern et Picasso ? Peu de choses en réalité. Car, en plus, les influences sont multiples : Manet, Monet, Toulouse-Lautrec, Gauguin, Whistler, Sargent. Les ambiances sont parfois « typiquement » espagnoles, avec des renvois évidents à Vélasquez (comme chez Zuloaga) ou des portraits à la Greco (comme celui de Modesto Sánchez Ortiz de Rusiñol) ; parfois c’est l’ambiance de Montmartre et des boulevards parisiens qui domine, parfois encore des atmosphères nordiques.
Santiago Rusiñol y Prats Portrait de Modesto Sánchez Ortiz, 1897, huile sur toile, 50 x 52,7 cm, Museu Cau Ferrat, Sitges © photo Archives photographiques (Consorcio del Patrimonio de Sitges), Museo Cau Ferrat, Sitges
Qu’il s’agisse d’une découverte ne fait aucun doute, et c’est certainement le premier mérite de cette exposition car pour le grand public, seul le nom de Picasso sera probablement vraiment familier.
Pablo Ruiz Picasso Le French Cancan, automne 1900 huile sur toile, 46 x 61 cm, collection privée © photo Patrick Goetelen, Genève © 2010, ProLitteris, Zurich
Plus de supports didactiques (notamment audiovisuels) n’auraient pas été de trop pour guider le visiteur dans ce labyrinthe espagnol. Le tableau de repère chronologique (1808 -1914) qui est proposé permet juste de comprendre à quel point il s’agit d’une période de bouleversements extrêmes avec ses guerres de succession et ses coups d’état, sans oublier un événement majeur : le traumatisme de la perte de Cuba en 1898 marquant la fin de l’Empire espagnol. C’est aussi une période d’intense activité créatrice et d’événements culturels comme le prouvent la création du Prado (1819), l’exposition universelle de Barcelone (1888), la « génération de 98 » regroupant des artistes et des intellectuels comme Unamuno, Machado, ou Valle-Inclán. En dehors de la peinture, il faut mentionner la musique avec Falla, Albéniz ou Granados, et l’architecture avec Gaudí, certainement le « moderniste » le plus connu, qui a réalisé une synthèse très originale de divers styles (gothique, art nouveau, oriental), un génie qui aurait mérité qu’on s’y attarde plus.
Gaudí, c’est bien sûr Barcelone, centre névralgique du modernisme, qui propose d’ailleurs aujourd’hui des circuits baptisés « routes du modernisme ». Au sud de la capitale catalane, certains connaissent peut-être la charmante petite station balnéaire de Sitges, autre haut lieu du modernisme où Rusiñol possédait une maison aujourd’hui transformée en musée (qui a prêté plusieurs oeuvres à l’exposition lausannoise). Sitges fut très connu à l’époque pour ses fêtes modernistes, l’une d’elles célébrant l’acquisition par Rusiñol de deux tableaux du Greco qui furent portés en procession à travers les rues du village, preuve que le modernisme ne voulait d’aucune manière rompre avec les grands noms de la peinture espagnole.
La vedette de l’exposition est le Valencien Joaquín Sorolla dont la palette éclate sur les murs de la Fondation qui expose une trentaine de ses œuvres. D’abord portraitiste mondain (on verra un impressionnant portrait de Unamuno), c’est en plein air, sur les plages de Valence, que sa peinture explose, offrant une palette d’une extraordinaire luminosité avec des scènes de pêcheurs ou de baigneurs qui sont autant de moments pris sur le vif comme des instantanés. On a presque envie de se protéger de la lumière du soleil comme cette pêcheuse avec son fils qui met sa main devant les yeux ! Joaquín Sorolla y Bastida Pêcheuse avec son fils, Valence, 1908 huile sur toile, 90,5 x 128,5 cm Museo Sorolla, Madrid © photo Museo Sorolla, Madrid
Pour ceux qui en veulent encore, il faudra aller à Madrid qui possède un magnifique musée Sorolla installé dans la maison du peintre ou, plus loin, à New York, à la Hispanic Society of America qui détient un ensemble de quatorze immenses panneaux intitulés Les provinces d’Espagne, preuve encore que le modernisme s’inscrit profondément dans la culture espagnole.
Joaquín Sorolla y Bastida Enfants à la plage, Valence, 1916 huile sur toile, 70 x 100 cm collection privée © photo Gonzalo de la Serna Arenillas/Charlie Peel, Archives BPS, Madrid
L’exposition de l’Hermitage est donc une occasion à ne pas manquer afin de compléter notre culture artistique espagnole qui en avait bien besoin.
Jean-Michel Wissmer
El modernismo – De Sorolla à Picasso / 1880 -1918. Jusqu’au 29 mai 2011 Fondation de l’Hermitage 2, route du Signal – Lausanne www.fondation-hermitage.ch