Interview avec Georges Moustaki, un des plus grands chanteurs de la chanson fran ?aise

Georges Moustaki

Georges MoustakiQ. Vous ?tes un des plus grands chanteurs de la chanson fran ?aise. Ces derniers temps on a souvent parl ? de votre relation avec Edith Piaf, ou de votre amiti ? avec Serge Reggiani. Lorsque l’on lit des interviews, on note que vous avez eu plusieurs ?tapes dans votre carri ?re, mais lorsque vous regardez en arri ?re, qu’est-ce qui vous a le plus marqu ? ?
G.M. Le hasard a tout organis ?. Je suis all ? ? Paris en 1951 sans savoir ce que j’allais y trouver, par amour de la France, par amour de Paris et par go ?t de l’aventure. J’avais une attirance pour la musique, la po ?sie, la chanson, la litt ?rature, m ?me pour le dessin, mais je ne savais pas si je pouvais en faire mon m ?tier. J’ai donc commenc ? par gagner ma vie en faisant des petits boulots, car c’ ?tait concr ?tement ce qui ?tait le plus urgent.
Puis apr ?s le hasard a voulu que dans ma g ?n ?ration, il y avait des jeunes gens ? Saint Germain de Pr ?s qui ?taient des passionn ?s de musique, de po ?sie etc. Ils m’ont ouverts des portes et stimul ?. A leur contact, j’ai commenc ? ? ?crire des chansons.
J’ai rencontr ? par hasard Brassens ainsi que Piaf, et Reggiani par Barbara qui ?tait une amie en commune. Ce n’ ?tait pas programm ?, ce n’ ?tait ni des sollicitations, mais c’ ?tait des rencontres que j’ai fait ? des moments opportuns.
Quand je regarde ma vie, je me dis que j’ai vraiment eu de la chance. Bien ?videmment, j’ai fait des efforts pour faire des choses, car les choses ne se font pas toutes seules mais je n’ai pas fait des efforts pour rencontrer des gens. Par exemple je voulais rencontrer Piazzola, qui ?tait pour moi non seulement un grand compositeur argentin, mais aussi un compositeur universel. Alors que j’ ?tais en Argentine je demande ou je pouvais le trouver. Personne ne pouvait me le dire. Et au plus grand des hasards je le rencontre dans la salle ? manger d’un l’h ?tel au Br ?sil. On a parl ? et sympathis ?. On a ?crit des chansons ensemble, on a jou ? ensemble et tout cela gr ?ce ? une rencontre au petit d ?jeuner au Br ?sil.
Ma vie est une s ?rie de « maktoub ». Cela ressemble ? une recette de rien faire, consistant ? ?tre disponible et pr ?t. Par exemple, quand je pr ?pare un concert je ne joue pas les chansons du concert, je joue de la musique classique, du jazz. Parce que je n’ai pas envie de r ?p ?ter. J’ai une formule pour cela, je dis : « On ne r ?p ?te pas avant de faire l’amour ». Et aller sur sc ?ne est un acte d’amour… Mais on se pr ?pare ? cet ?v ?nement avec d’autres ingr ?dients, par exemple c’est vrai que j’ai toujours une guitare avec moi avant un concert.
Etre sur sc ?ne quand je suis avec mes musiciens est diff ?rent de la r ?p ?tition, lorsque l’on essaie de se pr ?parer. Le v ?ritable ?v ?nement est celui qu’on vit sur sc ?ne. Le soir quand il y a le public…
Q. Est ce que ce n’est pas lassant de r ?p ?ter les m ?mes chansons tous les soirs ?
G.M. Cela n’est pas lassant. Si vous aimez quelqu’un chaque jour cette personne vous apporte quelque chose. La chanson, si je devais la chanter ? froid me lasserait, c’est pourquoi je chante mes chansons d’une fa ?on plus ?motive, plus affective. Dans un sens, il y a une sorte de lien qui se cr ?er, mais sans le M ?t ?que, je n’aurais pas fait de carri ?re de chanteur. Chaque fois que je chante cette chanson, ce lien se recr ?er de nouveau.
Q. D’o ? est venue cette id ?e de M ?t ?que ? Est-ce que vous vous sentez comme un ?tranger ?
G.M. Je me sens comme un ?tranger partout. Mais ce n’est pas p ?nible. ?tre ?tranger est un ?tat d’ ?me qui est justifi ? par ses origines. Un de mes amis, Amine (Malouf) vient de rentrer ? l’Acad ?mie Fran ?aise, et il a eu des prix… Il est comme moi, on est des artistes fran ?ais qui ne sont pas fran ?ais. M ?t ?que je l’ai ?t ? et je le serais toujours m ?me si je suis devenu fran ?ais, m ?me si on est d ?cor ?. Je suis par ailleurs attach ? ? un pays dans lequel je ne vis pas, qui est mon pays d’origine, l’Egypte.
Q. Est-ce que vous avez beaucoup de sentiment pour ce pays ?
G.M. J’ai des sentiments pour ce pays, non pas parce que c’est le mien mais parce que c’est un pays merveilleux.
Q. Comment consid ?rez vous Alexandrie ?
G.M. Mon Alexandrie ?tait celle d’un enfant, celle d’un adolescent, de jeu, de l’ ?cole, de soleil, de la mer, de l’amiti ?, de flirt… de relations avec les gens.
Je ne connais pas l’histoire de l’Alexandrie quand je vivais en Alexandre. Je l’appris plus tard quand j’ai lu Durell, Cavafy…
C’est d’ailleurs un Fran ?ais qui m’a fait visiter ma ville historiquement. Mon sentiment pour Alexandrie n’est pas reli ? au prestige de la ville. Je l’aime parce que c’est ma ville, je l’aime parce que j’y suis n ?, parce que j’y ai des amis… Je viens d’ailleurs d’y chanter. Pour mes 70ans, j’ai fait un concert en Alexandrie. Tout ? coup je me suis rendu compte que toute l’affection que j’avais pour la ville, elle me l’a exprim ? en retour. J’y avais d ?j ? chant ?, mais ce n’avait rien produit d’aussi fort, d’aussi pr ?cis.
Q. Comment trouvez vous l’inspiration pour ?crire vos chansons ?
G.M. C’est toujours le myst ?re. Un mot, une phrase, une ?motion. Je dis que c’est l’ ?motion, mais l’ ?motion est donn ?e par un mot, une lecture, une situation, un r ?ve, une sensation. Je ne sais pas ?crire une chanson en avance. Je ne sais pas comment je fais, lorsque je commence ? ?crire tout devient clair. Je n’ai pas de recette. Quand je me relis, je suis ?tonn ? d’avoir ?crit cela, car cela ne correspond pas ? un but que j’ai poursuivi sur une id ?e. Quand j’ai ?crit le m ?t ?que par exemple, il y avait le mot qui ?tait l ? et je me suis dit « tiens ce mot est bizarre » et j’ai commenc ? ? ?crire. Il n’y a pas de moment pour ?crire, cela peut ?tre dans un train, sur la plage. Je n’ai pas beaucoup ?crit, en 50ans j’ai ?crit environ 400chansons. Trenet par exemple ?crivait beaucoup plus. J’ai envie que chaque chanson soit un moment important dans ma vie.
Q. Est-ce que vous vous sentez comme un chanteur engag ? ?
G.M. Non. Je suis un chanteur qui dit tout ce qu’il y a sur le c ?ur. Quelques fois c’est une r ?action sur ce qui se passe dans le monde, quelque chose de politique, cela peut ?tre la r ?action d’une histoire amoureuse, une histoire comique, un po ?me : Je n’ai pas de vocation ? prendre un drapeau et de d ?noncer. Je crois que le r ?le d’un artiste est de critiquer le monde, de le d ?ranger et r ?tablir les choses qui paraissent injustes. Ce n’est pas une vocation, et ce n’est pas syst ?matique chez moi. Il y a des gens qui le font tr ?s bien dont c’est le r ?le.
Une chanson ne peut changer le monde, mais elle peut r ?veiller les concern ?s.
Q. Comment voyez-vous la musique fran ?aise actuelle ?
G.M. Je trouve qu’elle est redevenue assez fran ?aise. Il y a toute une jeune garde entre 30 et 40 ayant appris l’histoire de la chanson. Il fut un temps ou ils ?taient plut ?t am ?ricains.
Maintenant, ils savent qui sont Barbara, Brassens et ils se mettent dans cette ligne avec des id ?es nouvelles, originales.
Je ne fais pas l’apologie du nationalisme artistique, mais je dis que lorsque l’on vit dans un pays, il faut ?tre en relation avec sa culture, et ne pas imiter des cultures qui sont ?trang ?res ? notre sensibilit ?. Moi j’ ?coute du jazz. Je suis passionn ? par cette musique. Mais je n’ai pas la culture d’exprimer ce que je ressens par le jazz. J’utilise des citations avec une couleur jazzy.
Mais cela n’est pas du jazz. Comme je n’ai pas de patrie, je peux les colorer par toutes les teintes de toutes les cultures que j’ai c ?toy ?, mais tout en restant ?tranger a ce qu’elles sont r ?ellement. Il y a de la sympathie, mais il n’y a pas d’identification.
C’est comme cela que j’ai pu ?crire aussi bien pour des femmes, pour des hommes, pour des jeunes tels que Barbara, Reggiani, Piaf, Greco… Je m’identifie ? la personne pour laquelle j’ ?prouve un sentiment plus ou moins intime.
Q. J’ai lu quelque part que vous avez dit que vous ?tes un grand paresseux ?
G.M. C’est une grande l ?gende. J’ai travaill ? beaucoup, mais je travaille dans le domaine qui me fait plaisir. Je joue la guitare classique, non pas parce que je fais des concerts, mais parce que cela me plait ce qui m’enl ?ve le cot ? difficile.
Q. S’il y avait quelque chose que vous aimeriez changer dans votre carri ?re, que serait-elle ?
G.M. Je n’ai pas fait d’ ?tudes profondes de musique, th ?orique ou instrumentale. Je sens toujours des lacunes. Il faut toujours avoir un objectif ? atteindre.
Je suis tr ?s jaloux de gens qui prennent un instrument et en tire le meilleur. Je joue beaucoup d’instruments, mais je n’en tire pas le meilleur.
Q. Vous mettez vous la barre tr ?s haut ?
G.M. Non je ne mets pas la barre l ? o ? elle devrait ?tre. J’ai eu quelques maitres – car je n’ai pas toujours ?t ? autodidacte – qui me poussaient dans mon univers. J’ai eu des professeurs qui m’ont v ?ritablement passionn ?.
Q. Vous venez de sortir un nouveau disque. Vous voyagez beaucoup. Comment vous arrivez ? avoir le courage de continuer sans vous dire que vous en avez assez fait, et que devriez prendre votre retraite ?
G.M. J’ai dit cela quand j’avais 25ans. Je n’ai pas pris ma retraite, je me suis mis en retrait quand j’avais 25ans. J’avais v ?cu avec Piaf beaucoup de choses tr ?s exitantes, tumultueuses, difficiles car c’ ?tait une histoire d’amour. C’ ?tait des voyages, des concerts… J’avais ?crit Milord, et j’avais de quoi me reposer financi ?rement. Je n’avais pas d ?cid ? de m’arr ?ter, mais je me suis mis en retrait. Je n’ ?tais plus avec Piaf et je me suis fait oublier pendant plusieurs ann ?es. Je fais beaucoup de choses, mais je n’ ?tais pas dans la vie active. J’ ?tais en retrait mais un retrait tr ?s riche. Comme je ne faisais rien, j’avais le temps de tout faire.
Quand je travaille, je fais des tournes. L ? je vais faire un r ?le dans un film, j’ ?cris des livres et je vais m ?me faire un livre de dessins.
N ?anmoins, mon vrai m ?tier est d’ ?crire des chansons et de les chanter. Cela je le fais tout le temps, mais parfois je fais des aventures parall ?les. C’est vrai que je fais beaucoup de choses, mais il y a des choses que je n’ai pas le temps de faire. Quand je ne faisais rien, j’avais le temps de tout faire.
Q. Est-ce que vous pensez que c’est difficile d’ ?tre artiste ?
G.M. Je pense que lorsque l’on a pas le choix cela n’est pas difficile. Des gens qui disent « j’aimerais ?tre artiste mais j’ai peur d’ ?tre dans le besoin alors je travaille », alors oui c’est difficile.
Quand on est artiste c’est un tel bonheur de cr ?er. Comme on a dit au d ?but, l’hasard m’a fait tellement de cadeaux. Donc je ne sais pas si tout le monde a cette chance.
Q. Est-ce qu’ ?tre artiste, signifie ?tre dans un ?tat d’esprit diff ?rent. Est-ce que on se sent diff ?rent des autres ?
G.M. Petit, je me sentais d ?j ? diff ?rent des autres parce que j’ ?tais ? la fois sociable et tr ?s sauvage. Je n’avais besoin de personne, j’avais de bonnes relations sociales sans ?tre d ?pendant de la soci ?t ?. J’aimais ma m ?re, mais je n’ ?tais pas dans ses jupes. Je l’aime car je trouvais objectivement qu’elle ?tait merveilleuse. J’avais la chance d’avoir une m ?re comme cela mais j’avais aussi la chance de pouvoir m’ ?loigner d’elle. Je suis parti de chez moi ? l’ ?ge de 17ans et cela n’a pas ?t ? un probl ?me.
Q. Est-ce que vous avez eu la tentation de vouloir retourner chez vous en Egypte ?
G.M. Au d ?but, j’ai ?t ? tent ? une ou deux fois d’y retourner lorsque les choses n’allaient pas tr ?s bien. L ?-bas j’ai ma maison, la vie y est plus agr ?able mais moins int ?ressante. Je pensais que j’ ?tais trop jeune pour baisser les bras et du coup je suis rest ?.
Q. Est-ce que ces p ?riodes difficiles ont dur ?es longtemps ?
G.M. Quelques ann ?es, mais cela n’ ?tait pas difficile tous les jours. Il y a eu quelques moments plus difficiles que d’autres.
Q. J’ai toujours l’impression que vous vivez ? la marge de ce que l’on peut appeler la Jet Set ?
G.M. Je les connais tous, on se croise, mais je m’ennuie un peu avec les gens qui ont un monde bien limit ?, qui vont toujours dans les m ?mes endroits, qui parlent toujours des m ?mes choses, qui s’habillent de la m ?me mani ?re.
J’aime changer de milieu, de soci ?t ?. Ce n’est pas calqu ?, c’est comme cela. Quand il y a une premi ?re, j’y vais. Quand je vais aller a l’enterrement de Serge Reggiani, c’est un acte social, professionnel, qui va me priver de la peine que j’ ?prouve. Tout devient superficiel avec les gens de la « Jet Set ». Je n‘ai pas besoin de changer de voiture chaque ann ?e, de m’habiller chez un tel, fr ?quenter tel ou tel restaurant. Cela m’arrive occasionnellement. Je sais le faire, mais je n’ai pas envie de le faire, car cela n’est pas moi.
Q. Depuis 1967 vous avez collabor ? avec Serge Reggiani. Est-ce que votre collaboration avait continu ? jusqu’ ? ce dernier temps ?
G.M. Non, il y a quelques ann ?es que mon travail de tourn ?es et son travail ne co ?ncident pas. On se voyait et on se disait toujours qu’il fallait que l’on travail ensemble. On remettait toujours ? plus tard. Puis, Reggiani a constitu ? un groupe d’auteur et compositeurs faisant beaucoup de belles choses pour lui. Moi, depuis que je chante j’ai eu la tentation d’ ?crire aussi pour moi. Chaque fois que l’on se voyait, il y avait cette joie de se voir et d’ ?tre ensemble. C’ ?tait un vrai ami.
Q. Est ce que vous avez la m ?me relation avec Sacha Distel ?
G.M. Non, ma relation avec Sacha Distel ?tait plus diff ?rente. On ?tait du m ?me ?ge. Distel c’ ?tait prendre un verre ensemble, parler de nos aventures amoureuses… On avait une certaine complicit ?. Quand il ?tait avec Bardot, j’ ?tais avec Piaf. On s’est trouv ? des femmes trop voyantes, trop DIVA !
Q. D’ ?tre avec Piaf cela ne devait pas ?tre facile ?
G.M. C’ ?tait passionnant, mais j’ai ressenti le besoin de partir ? un certain moment. Je ne suis pas fait pour vivre avec quelqu’un. Je garde le lien avec toutes les femmes que j’ai aim ? mais je ne vis pas avec elles.