Ceux qui ont déjà traversé le paisible et très bien fréquenté Parc Bertrand dans le quartier genevois de Champel ignorent le plus souvent qu’ils foulent les terres de l’un de nos plus grands explorateurs : Alfred Bertrand (1856-1924). Un homme que résument trois passions : le voyage, la photographie et la foi réformée.
Cet homme est un géant : explorateur téméraire, militaire, chasseur et grand sportif (il a escaladé les Andes et l’Himalaya), sans parler de son engagement absolu auprès des missions protestantes, on dirait que rien ne l’arrête et le monde paraît trop petit pour lui. Des Alpes au Japon en passant par la Patagonie, l’Afrique, l’Inde ou la Chine, il a tout vu. Si la planète ne semble pas à sa mesure, que dire de l’exposition du Musée d’Ethnographie avec ses deux petites salles et ses 125 photos ? Trop petite évidemment. On rêve des 1700 tirages de la collection d’Alfred Bertrand et des 900 objets ethnographiques rapportés de ses voyages (dont un seul est exposé), patrimoine légué précisément au Musée d’Ethnographie par Mme Bertrand. Mais comme chacun le sait – ou du moins chaque Genevois – ce Musée n’arrive pas à montrer au public tous les trésors contenus dans ses réserves et cherche désespérément à s’agrandir. Malgré ces frustrations, l’exposition a le mérite de nous faire (re)découvrir un homme et une époque, et surtout le regard porté sur le monde d’alors. C’est le temps des colonies, des missions, des expositions universelles, c’est aussi le début de la photographie.
Dans la première salle sont exposées 91 photographies anonymes ou signées. Les plus intéressantes sont celles reproduisant des “types humains”. Indiens, Arabes, Africains, Malais ou Chinois, défilent dans leur costume traditionnel, flattant le goût occidental pour l’exotisme et celui, plus suspect, pour la “typologie raciale”. La photo représentant une famille malaise posant les pieds dans l’eau devant une toile peinte figurant la forêt tropicale est étonnante d’artifice et de composition, et celle intitulée “les petits pieds chinois” permet de mesurer le calvaire des femmes dont on empêchait les pieds de grandir. Il y a aussi une superbe vue de l’Himalaya de Samuel Bourne, une étonnante photo de Mormons baptisant des Indiens, et quelques belles vues du Cachemire. Mais on l’aura compris, aucune de ces photos n’est d’Alfred Bertrand. Il les a collectionnées pour le besoin de ses conférences et pour illustrer ses récits. La première salle montre d’ailleurs empilés quelques uns de ses albums de voyages.
Il faut attendre la deuxième salle pour découvrir enfin les tirages du maître présenté d’ailleurs comme un “piètre photographe” ! Nous sommes en Afrique, dans la région du Haut-Zambèze, au pays des Ba-Rotse, en terre de missions. Bertrand est reçu par les pasteurs protestants dont le travail et l’engagement l’impressionnent au plus haut point : “Assisté ce matin à l’église de la mission au service fait pour les indigènes par M. Jalla. J’ai remarqué la tranquillité et l’attention soutenue de cet auditoire d’environ deux cent cinquante hommes, femmes et enfants, ainsi que la manière dont les cantiques sont bien chantés”, écrit-il dans le livre qu’il publiera sur ses impressions de voyage. Il rencontre également Léwanika, le roi de cette tribu, dont la “férocité” s’est – selon les missionnaires – adoucie au contact de l’Évangile, et qui s’occidentalisera en adoptant le protocole et les manières britanniques.
L’exposition permet de suivre cette aventure et l’étonnante transformation de ces “bons sauvages” en bons protestants. Les termes de Bertrand sont sans ambiguïté et reflètent bien le paternalisme ambiant : pour lui, la vérité se trouve du côté de l’Occident chrétien et les traditions africaines ne semblent guère l’émouvoir. Il parle de traiter ces populations “comme de véritables enfants, c’est-à-dire avec justice ; mais avec une grande fermeté, autrement la débandade ne tarderait pas à commencer”. Propos qu’il faut resituer évidemment dans leur temps et leur contexte, et aussi contrebalancer par l’action de leur auteur, Alfred Bertrand s’étant battu contre l’esclavage et le commerce de l’alcool et de l’opium. Dans cette salle on pourra admirer le seul objet ethnographique de l’exposition : un magnifique plat royal en bois sculpté cédé par le Roi Léwanika et représentant un éléphant. Une photo du Journal officiel de l’exposition nationale suisse de Genève en 1896 permet d’avoir une idée du grand nombre d’objets rapportés par Bertrand, et que l’on regrette encore une fois de ne pas pouvoir admirer ici. Une dernière salle tente une réflexion sur le tourisme de masse et son rapport à l’image.
On ressort les yeux remplis de ces photos d’autrefois tout en réfléchissant au goût pour l’exotisme encore si présent dans le commerce des voyages et dans notre approche de l’Autre.
On ne peut oublier non plus la photo qui sert d’affiche à l’exposition et qui montre Alfred Bertrand au Cachemire, posant avec son fusil et son casque colonial, une photo qui pourrait avoir pour légende ces mots d’Edouard Favre : “Un physique puissant, une foi d’enfant, une conscience intransigeante, une volonté et une énergie inébranlables, une droiture absolue, tel était Alfred Bertrand”.
Jean-Michel Wissmer
Exposition : “Un Genevois autour du monde, Alfred Bertrand (1856-1924)”.
Musée d’Ethnographie de Genève Bd Carl-Vogt, 65 – 1205 Genève
Jusqu’au 28 octobre 2007 Ouvert tous les jours sauf le lundi de 10 à 17 heures