Garba Shehu, porte-parole de la Présidence de la République Fédérale du Nigeria, a écrit dans un communiqué repris le 6 décembre 2016 par Reuters qu’ “Une organisation des Nations Unies a crié sur tous les toits que 100.000 personnes allaient mourir de faim l’année prochaine” dans le Nord-Est du pays. Puis il a ajouté. “Ce n’est pas vrai.” Il a ensuite souligné ne pas voir “le sens de ces théories et annonces hyperboliques qui sont faites ostensiblement pour attirer le soutien des donateurs”[1].
Après les nombreux débats, déclarations et contreverses politiques sur l’urgence ou non d’autoriser des actions humanitaires en Syrie pendant ses cinq années de guerre, le Président Poutine, en réponse à un journaliste au cours de sa grande conference de presse annuelle du 23 déembre 2016, a affirmé que la liberation de la ville d’Alep est “la plus grande opération humanitaire dans le monde contemporain”.
Et toujours au sujet de la guerre en Syrie, au moins 400 personnes ont entamé une “marche civile” en solidarité avec le peuple meurtri d’Alep. Ces personnes vont marcher de Berlin à Alep pour sensibiliser l’opinion internationale sur les souffrances des victimes de conflits dans ce pays.
Et le journal français Le Monde, dans son édition du 22 décembre, a écrit que les guerres en Syrie et en Irak et la crise mondiale des réfugiés et des migrants, ont eclipsé l’attention internationale de la situation humanitaire dans les pays du lac Tchad. “Rarement, écrit-il, cette situation n’a fait la une des journaux au cours de l’année 2016, alors que les organismes d’aide humanitaire affirment que la crise y a pris une « très grande ampleur », avec « des niveaux terrifiants de sous-nutrition infantile ».
« La Syrie m’a brisé le cœur, mais avec des souffrances humaines extrêmes et presque aucune couverture médiatique, la crise alimentaire provoquée par Boko Haram au Nigeria et au Niger a été la pire de son genre », a déclaré Suzanna Tkalec, directrice humanitaire de Caritas.
Au total, les combattants de Boko Haram ont causé le déplacement de 2,4 millions de personnes au Nigeria, au Cameroun, au Tchad et au Niger au cours d’un conflit de sept ans visant à créer un califat islamiste..”[2]
Ces citations qui présentent la solidarité humanitaire sous divers angles m’ont amené à entreprendre la présente revue de l’excellen t livre de Hubert Edongo Menye intitulé “L’Afrique dans la marche de l’action humanitaire” paru récemment [3].
Avant-propos par deux acteurs de l’action humanitaire
Dans un avant-propos de cet ouvrage, Raymond Tsibanda N’tungamulungo, ancien Ministre des Affaires étrangères de la Coopération internationale de la République démocratique du Congo et Abou Moussa, Ancien Représentant Spécial du Secrétaire Général et Chef du Bureau Régional des Nations Unies pour l’Afrique centrale à Libreville font remarquer que “Les différentes responsabilités que nous avons exercées, tant sur le plan national qu’international, nos prestations de services et nos interventions au cours des sessions de l’Assemblee générale et du Conseil economique et social de l’ONU, voire du Conseil de sécurité, nous ont maintes fois donné l’occasion de nous placer dans le même état d’esprit que l’auteur de cet ouvrage, dans l’analyse des bilans et des perspectives de l’Afrique.
“ La similitude et la simultanéité d’une telle démarche, sur les plans intellectuel et politique, ainsi que les conclusions qui sont censées en découler naturellement, décernent un caractère d’urgence à la mise en oeuvre de l’appel lancé aux dirigeants africains d’inscrire l’humanitaire, hic et nunc, au premier rang des défis majeurs.”
Ce propos et d’autres réflexions émises par ces deux acteurs et responsables de l’intelligentsia africaine ont des contenus qui devraient nourrir les connaissances et servir le professionalisme des penseurs, experts, gestionnaires de l’action humanitaire des generations d’aujourd’hui. Parmi ces apprentissages je veux citer.
“ L’action humanitaire peut être source de discordes, d’antagonismes, de contreverses, de dissensions, d’ambiguϊtés. Elle peut aussi être objet de consensus, de convergences, de collaboration, de partenariat.
“Sur le plan politique, l’action humanitaire, à l’examen, n’est jamais totalement neutre, innocente, impartiale, irréprochable et objective. L’action humanitaire peut être le résultat de vrais ou de faux compromis entre divers partenaires ou acteurs. Ces batailles d’interprétation, ces conflits d’intérêts avoués ou inavoués, donnent du sens à tous les débats qui tournent souvent autour de la problématique de l’action humanitaire.”
Partant de cela, ils appellent les dirigeants africains à prendre conscience de cette complexité du marché de l’humanitaire. Ils précisent que “l’humanitaire en action est un domaine qui risque de dévorer et d’emporter notre continent si de manière réaliste et responsable, toutes les parties concernées en général et les Africains en particulier, indépendamment de leurs classes sociales, ne le prennent pas à-bras-le corps pour en trouver la clef à trois dimensions: nationale d’abord, régionale ensuite, et continentale enfin, avant le recours à la communauté internationale”.
Unité et autosuffisance collective
En conclusion de leur avant-propos, ses auteurs affirment que l’Afrique ne pourra s’approprier l’action humanitaire comme outil de progrès qu’en réalisant l’Agenda 2063 que l’Union Africaine a adopté dans le cadre du Panafricanisme et de la Renaissance africaine, c’est-à-dire de l’édification des Etats-Unis d’Afrique à laquelle est consacré cet Agenda.
En toile de fond de son livre, Hubert Edongo Menye partage d’une part, l’opinion de Raymond Tsibanda et de Abou Moussa exprimée par ailleurs, à savoir qu’au cours des quatre derniers siècles, l’évolution du monde s’est malheureusement déroulée sur des bases d’inégalité. Et le rapport des forces qui en a résulté, a amené les dirigeants politiques, économiques et militaires de certains pays à se considerer comme les décideurs du monde. Ce faisant, ils se sont autoproclamés chargés de diverses missions dont celle de guider les autres peuples sur des voies dont ils ont dessiné les directions à suivre et les valeurs à defendre en matières d’éducation, de culture, de santé, d’agriculture, de commerce, et de gouvernance de leurs affaires publiques. Ce statut de dépendance a été entretenu par diverses interventions englobées sous les substantifs d’aide, d’assistance au développement ou d’interventions humanitaires.
D’autre part, Hubert Edongo Menye partage les opinions des pionniers et des visionnaires africains de l’unité et de l’autosuffisance collective du continent à savoir qu’en raison du dénuement et de la division des peuples africains, ils devraient s’unir pour développer leurs resources humaines afin de mettre en valeur leur agriculture, leur industrialisation et leurs richesses naturelles afin d’être suffisamment forts pour être en mesure de résoudre eux-mêmes leurs problemes critiques.
Savoir et expérience
Hubert Edongo Menye a mené une longue carrière au Haut Commissariat des Nations Unies pour les Réfugiés aussi bien à son siège à Genève que dans des zones de conflits ou de crises sur le terrain. Nous avons donc affaire à un témoin des grandes crises humanitaires non seulement sur le continent africain, mais aussi dans d’autres parties du monde.
Titulaire d’un doctorat en sciences de l’éducation à la Sorbonne, il a investi dans son livre les leçons tirées individuellement et collectivement de beaucoup d’expériences pratiques, de beaucoup de travaux de conception, d’actions de gestion administrative, financière de projets humanitaires, de gestion de relations avec des acteurs étatiques, privés, internationaux, des organizations non gouvernementales, et des bénéficiaries.
Son livre se présente comme un chef d’oeuvre de philosophie politique et d’évaluation des projets, des stratégies, des contradictions, des débats qui portent sur la problèmatique de la marche de l’action humanitaire dans le monde en general et tout particulièrement sur le continent africain.
Hubert Edongo Menye a réparti ses analyses, réflexions et recommandations en quatre axes qui sont: l’action humanitaire en marche; les acteurs humanitaires en Afrique; la problématique de l’action humanitaire en Afrique; la trajectoire de “l’action humanitaire moderne” en Afrique.
L’action humanitaire en général
Dès le chapitre un du premier axe de son livre, il affirme :
“L’humanitaire et son action ne sont l’apanage d’aucun pays, d’aucune region, d’aucun continent. L’action humanitaire trouverait donc sa place dans les entrailles de l’homme depuis la création du monde…” Il souligne donc “les liens d’interdépendance entre l’action humanitaire et l’histoire du monde”.
Il recourt à la rétrospective et à la prospective dans la perspective de la formulation d’une voie nouvelle d’édification d’un monde nouveau solidaire et pacifique en vue de l’élimination de celui aujourd’hui agressé par des crises dangereuses multiformes.
Dans les autres chapitres de ce premier axe, Il passe en revue la complexité de l’action humanitaire en général à savoir: les causes de l’appel aux interventions humanitaires; les problématiques des interferences idéologiques; les controverses politiques, idéologiques; les contradictions entre la charité et la solidarité.
Il présente ce qu’il appelle “Les crises et la dangerosité du monde” . Il utilise le Dictionnaire du Droit International des conflits armés de Pietro Verri édité par le Comité International de la Croix-Rouge et liste la diversité des conflits qui, en raison des rapports de forces, de crises, de conflits armés et de défis divers, déclenchent les marchés de l’action humanitaire partout dans le monde.
Il conclue.
“Naturels ou d’origine humaine, ces conflits et catastrophes ont un dénominateur commun: leur impact dévastateur sur les corps, les âmes et les esprits des populations concernées. L’état des lieux est souvent effrayant et le registre des malheurs à déplorer interminable; les pertes des vies humaines considérables; les dommages matériels importants; les infrastructures sociales et économiques de base dévastées; le tissu familial et social déstructuré; les familles déplacées et désunies; les services de sécurité et de protection dépassés; les droits de l’homme foulés aux pieds; les groups dits vulnérables plus que jamais exposés à toutes sortes de violences et d’abus; les épidémies souvent aux aguets”.
Parmi les autres domaines sensibles, délicats qu’affronte l’action humanitaire en général que Edongo traite, figurent, les contreverses politqiues et idéologique; les ambiguities et illisibilité des objectifs, l’ingérence humanitaire sous le double pretexte du droit et du devoir; les contradictions des acteurs de l’humanitaire étatiques et non étatiques, les concurrences commerçantes avec les acteurs internationaux et tout particulièment ceux des Nations-Unies.
Les acteurs humanitaires en Afrique
Edongo concentre le deuxième axe de son livre aux acteurs humanitaires en Afrique qui sont le gouvernement, les agences humanitaires de l’ONU, les organisations internationales et non gouvernementales.
Partant de la prolifération de ce que l’on pourrait appeler le “marché de l’humanitaire” après la période de la Guerre Froide, Edongo introduit les problemes des acteurs en ces termes.
“Sur le terrain des opérations en Afrique, les enjeux de l’action humanitaire portent davantage sur les problemes de la gestion auxquels sont confrontées les diverses institutions nationales et institutions concernées…
“Souvent initiées dans l’urgence, opérées généralement sans consultation et sans coordination, dans un cadre où le gouvernement est marginalisé et souvent prisonnier des enjeux qu’il ne maîtrise pas, l’action humanitaire est elle-même victime du manque de clarté de ses propres mécanismes. Il en résulte naturellement des dilemmes et des défis qui sonnent le temps d’une révolte ou d’une revolution. Un autre humanitaire est possible. L’urgence d’un humanitaire africain est signalée.”
L’action humanitaire en Afrique et l’urgence d’un “Biafra de l’humanitaire”
Le troisième axe du livre est consacré à la problématique de l’action humanitaire en Afrique: son impartialité; sa neutralité; l’impact de l’héritage colonial sur les bailleurs de fonds, sur le personnel des projets; et le rôle des gouvernements dans les pays de bénéficiares.
Partant de la consideration centrale différemment exprimée ici et là dans son livre que l’humanitaire est propre à l’homme et à tous les hommes depuis la nuit des temps et sous diverses formes de solidarité malgré ses dilemmes et ses contradictions, Edongo consacre le quatrième axe de son livre à ce qu’il nomme “la trajectoire de “l’action humanitaire moderne” en Afrique.
Cette action humanitaire moderne, écrit-il, est née de la “guerre du Biafra” pendant laquelle les chocs ou les contradictions entre les manifestations classiques dites de l’action humanitaire en faveur des victimes, et la défense des interets géopolitiques et géostratégiques des grandes puissances furent flagrants. Ceci justifiant ce que Edongo écrivait par ailleurs que la communauté internationale n’est pas, loin sans faut, un distributeur automatique. Elle est loin d’être un dispensateur innocent et désintéressé du réconfort.
Partant de tout ce qui precede, Edongo propose le lancement d’une initiative qu’il appelle le “Biafra de l’humanitaire”. Ce serait, écrit-il, “ un moment historique de réflexion, pour aborder les problemes relatifs à l’avenir de l’humanitaire en Afrique, en tenant compte des particularités régionales…
“Ce moment de réflexion, loin d’etre un simple époussetage, s’accompagnerait naturellement d’un état des lieux et d’un inventaire des forces et des faiblesses de l’Afrique dans le domaine de l’humanitaire, en tirant le meilleur parti des experiences vécues en dehors du continent…
“Dans cette perspective, les Africains et leurs gouvernements ont l’obligation de poser, et de se poser, toutes les vraies questions qui touchent à l’existence de l’humanitaire, y compris celles qui fâchent et font mal.”
Conclusion
Dans la postface de l’ouvrage rédigée par Abdou Diouf, ancien Président de la République du Sénégal, et ancien Secrétaire général de l’Organisation internationale de la Francophonie, on peut lire que “Le Biafra de l’humanitaire” est une initiative louable qui mérite d’être soutenue. Plus que jamais,
“l’action humanitaire qui s’est très rapidement et très largement développée ces dernières années […}, a besoin, pour être plus efficace et plus credible, d’être plus structurée”.
[1] http://fr.africatime.com/nigeria/articles/le-nigeria-affirme-que-la-crise-alimentaire-dans-le-nord-est-est-exageree
[2] http://www.lemonde.fr/afrique/article/2016/12/22/la-crise-humanitaire-autour-du-lac-tchad-est-la-plus-negligee-en-2016_5052968_3212.html#DSdgZxWDQMcI53TD.99
[3] Hubert Edongo Menye, L’Afrique dans la marche de l’action humanitaire, 198 pages, Editions Présence Africaine, Paris, 2015