Albert … Le jour où tu as perdu la vie, j’avais à peine 7 ans. Je ne te connaissais pas encore ni même lu aucune de tes œuvres. Tu es mort aux côtés de ton ami Michel Gallimard. A côté de ton corps sans vie, gisait ton dernier manuscrit, le Premier homme. Ainsi tu es mort comme tu as vécu, dans la lumière, dans le combat. Mais si tu as disparu avant terme, signant ainsi l’accomplissement d’un destin consacré à la quête de la vérité et le rejet de l’absurde, tu demeures vivant dans les cœurs de tous les esprits qui refusent la résignation à l’ordre établi, la soumission à cet absurde moderne qui consiste à consommer et se taire. Si je t’écris maintenant, au l’aube de mes 57 ans, après avoir vécu 10 ans de plus que toi, sans rien donner au monde que quelques éclats de vanité ; à savoir du néant, c’est pour essayer de combler ce fossé qui nous sépare : ma dette vis-à-vis de toi. Certains pessimistes diront que c’est peine perdue. Mais la vie n’en est-elle pas une ? Je t’ai connu, lu, débattu, disserté, critiqué pendant mes dernières années de maîtrise en littérature. Tu as été le premier homme qui m’a appris à vivre mes principes, à écrire comme je le suis devenu, sans concession, en combat perpétuel contre mon époque et les limites d’autrui qui t’entravaient tant, cherchant toujours un refuge illusoire dans l’amour fugace des femmes et l’amitié incertaine des hommes. Mais si ton époque est définitivement révolue, cédant la place à celle où triomphent les fureurs de la vulgarité, le recul de l’esthétique, l’arrogance des hommes et le règne de la pègre universelle, tu incarnes pour toujours, et à jamais – sans que je me vois cédant à un sentimentalisme niais ou à une nostalgie puérile, le courage de la noblesse, la véritable noblesse ; celle du refus du médiocre, de l’injustice et du massacre des innocents. Tu as heurté pas mal de sensibilités quand tu disais que les hommes meurent et ne sont pas heureux, que Dieu ne répond plus, donc il n’existe pas ; mais ton œuvre et ton acharnement dans la dignité, dans le silence, éblouissent encore, même après cinquante ans de ta disparition. Tu étonnais ton époque par cette franche et sombre faculté d’interroger le monde, la mort et le destin. Ta vie s’est écoulée en perpétuel questionnement. Tu as laissé des réponses nuancées, ouvertes, mais inévitables. Tu as mis à jour la plaie que constitue l’injustice délibérée. J’ai mis 23 ans pour parvenir à contredire quelques-unes de tes pensées, interroger l’homme qui gît à l’intérieur du penseur. Avais-tu fait trop confiance à l’Homme ? As-tu vu seulement la lumière en lui et pas assez les ténèbres qui le tourmentent ? As-tu lu le Coran ? J’en conviens qu’à ta mort, une version française digne de ce nom n’avait pas encore vu le jour, à moins que tu ne l’aie pas voulu, occupé comme tu étais à régler tes divergences byzantines avec Sartre ? Lui, il n’a jamais eu cette qualité qu’il ne t’a d’ailleurs jamais pardonnée : le courage de dire la vérité et dénoncer le mal, sans violence, mais sans concession. Avais-tu eu raison de renoncer ta vie durant à la radicalité ? Avais-tu eu le temps ou pas assez de comprendre l’existence du divin ? Ton courage t’a porté loin mais tu n’as pas eu le temps de bâtir ton œuvre, à ta mesure. Tu as laissé une vie à relire, des œuvres à revivre et des femmes éprises, émues ou stupéfaites par ta disparition. Ton passage dans la vie de Maria Casarès en témoigne : une vie de grandeur, racontée par des corps. Quand je vois aujourd’hui les galeries littéraires du monde occidental exhiber des affiches, éditer des manifestes à ta célébration, à ta gloire, pour des raisons en partie mercantiles- restons courtois , la courtoisie étant elle aussi parmi tes qualités, je souris en pensant à mes nuits d’insomnie que j’ai passées, jeune homme, à disséquer tes écrits tout au long de mes recherches, à mes colères passagères quand un tel principe ou un tel autre concept échappait à ma compréhension, à ma révolte contre toi, à la passion que je voue à ton œuvre d’écrivain athée , moi qui est de confession musulmane. Je souris en me souvenant de cette folle idée de représenter l’évolution de ta pensée dans une graphique chiffrée en 1974, illustrée par des courbes et des rectangles expliquant comment tu as passé de la communion avec la nature au doute, du doute à la révolte, de la révolte à la confrontation avec l’absurde, de la Résistance au combat journalistique et de l’écrit au théâtre , sans lâcher prise, aveugle comme tu étais parmi les hommes, traversant debout la douleur d’une maladie incurable, la solitude, le chagrin , la jalousie , la lâcheté et parfois même la trahison de certains à qui tu faisais confiance. Mais le jour où j’ai pensé me débarrasser de toi en décollant vers la poésie, le jour où je me suis senti à l’abri, dans cette passion bigame des mots, dans cet espoir que tu as caressé mais abandonné avec amertume : rallier l’Algérie et la France à un principe de vie commune, tu es revenu en force me rappeler ma dette, hanter ma pensée, après un demi siècle de ta disparation, prouvant ainsi que tu es un immortel qui se meut dans la durée, un homme qui interroge le sort des hommes, un homme qui s’installe dans le Temps perpétuel.
Extrait Le Temps perpétuel Alex Caire – 2010