Aucun romancier égyptien n’ose encore se départir de l’héritage de Mahfouz ni revendiquer publiquement sa succession. Et pour cause. Ses disciples1 le prennent pour ce qu’il fût : le maître. Cette impression se lit dans le sourire gêné de Jamal Al’Ghitany ou dans les rires subits de Alaa Al’Aswani, quand on évoque Mahfouz. Mais les critiques littéraires étrangers, eux, vont dans tous les sens, fouillent les sarcophages du romancier, exposent ses momies, visitent ses temples, revisitent ses écrits, commentent, expliquent mais les critiques passent et Mahfouz reste. Le corps de l’oeuvre demeure imprenable. Si Mahfouz n’était pas devenu romancier, il aurait été psy. Pire. Il serait devenu une vedette de la presse people. Un invité permanent sur les plateaux de télévision. Tout ce qu’il abhorrait. L’oeuvre de Mahfouz ne se déchiffre pas facilement. Les clés y sont dispersées, voire introuvables. On a beau répété que Mahfouz était l’historien de son temps, tant qu’il faisait vivre les hommes politiques de son époque aux côtés de ses propres protagonistes : Saad Zaghloul, Mostafa El’Nahhas, Makram Ebeid 2, etc.… C’est en partie faux. Le double miroir de Mahfouz n’existe ni dans les rues du Caire ni dans le temps qui passe ni dans le pays qui change. Il gît dans cette analyse implacable de l’être. On pourrait avoir l’impression que tel ou tel personnage domine tel ou tel roman, y impose son empreinte. Mais il n’en est rien. Relisons Mahfouz. Tous ses personnages, ou presque, sont là, passifs, fatalistes, impuissants, suiveurs. Ils succombent soit à leur instinct, soit à la passion, à la maladie ou à la mort. Ils n’agissent pas, ils réagissent. Mahfouz décrit rarement une action, mais dépeint des discussions, des réactions, des révoltes verbales, des frustrations qui font partie du paysage. Du paysage qui raconte du paysage. Le double fond de la boîte de Mahfouz . L’exemple de Kamal Abdel Jawad 3 est flagrant. A l’école où il enseigne, au café avec ses amis, chez lui dans sa bibliothèque, au lupanar que tient la vieille maquerelle- ex-dulcinée de son père, il est en proie au doute. Sans répit. Après ses courtes répliques, un déluge d’états d’âme, de ressentiments submerge le lecteur ahuri. Kamal n’intervient pas sur sa vie, il subit son existence, souffre d’un manque perpétuel d’amour, inaccessible. Il lit, discute, se déplace, s’enivre, fornique et une fois le feu de sa honte apaisé, il regagne sa chambre d’éternel célibataire. Seul héros de la famille Abdel Jawad, Fahmi, son frère aîné, est mort dans une manifestation politique, si ce n’est leur mère Amina qui incarne l’Egypte patiente et résignée. Chez Mahfouz, les vrais héros sont toujours absents ou ne vivent qu’un très court laps de temps. Ils s’empressent de partir. Ils tuent ou finissent fauchés par un destin imprévisible, une charge de police dans une manifestation politique, un guet-apens, comme en témoigne Le Voleur et les chiens4 ou La Quête2 .Ce double miroir rend l’œuvre de Mahfouz insaisissable voire déroutante, même pour certains de ses intimes lecteurs.
Extrait –Le Temps perpétuel – Alex Caire / Ahmed Hamouda – 2010
1) Il est d’usage de citer, parmi d’autres, Ibrahim Aslan, Mohammed Al’Bisatie, Gamal Al’Ghitany, Bahaa Taher et Sonallah Ibrahim 2) Héros de la Révolution de 1919 en Egypte et fondateurs du parti Al’ Wafd qui a mené la vie politique de l’Egypte de 1919 à 1952 3) Kamal Abdel Jawad, personnage axial du roman Al-Sukkariyya-1957-trad.Le Jardin du passé,1989. Dernier volume de la Trilogie de Mahfouz 4) 1961 5) 1965
Alex Caire, poète, critique littéraire