I – Ecrire les langues africaines.
Moustapha Fall résume la situation: « Parmi les dix-sept états d’expression française,
certains sont linguistiquement homogènes comme le Rwanda et le Burundi où la langue dominante
est la langue maternelle malgré le fait que le français soit la langue de l’administration. D’autres
sont linguistiquement hétérogènes, mais possèdent une langue dominante, soit démographiquement,
soit sociologiquement, comme le Sénégal où le wolof est la langue dominante, la Mauritanie avec
l’arabe, le Mali avec le malinké-bambara, le Niger avec le haoussa, le Gabon avec le fang. Enfin les
Etats linguistiquement hétérogènes sans langue dominante au niveau national comme la Guinée, le
Cameroun, la Côte d’Ivoire, le Burkina Faso, le Togo, le Bénin, le Tchad, le Congo et le Zaïre ».1
C’est bien pour protéger cette richesse culturelle que sont les langues africaines que les
écrivains se doivent d’écrire et de publier dans leur langue maternelle. D’autant plus que d’après
les témoignages ci-dessus, écrire dans une langue qui n’est pas la sienne est souvent difficile. Selon
Peter Wutech Vakunta : « Le jeune Africain, écrivain en devenir, se voit tiraillé entre la culture des
siens et la civilisation du colonisateur. Donc la tâche de l’écrivain africain consisterait à prêter à ses
personnages une langue tout à fait étrangère au milieu qu’il dépeint »2
Patrice Nganang insiste également sur la nécessité pour les écrivains d’écrire dans leur
langue maternelle. Or, ce qui n’a guère été possible pour les auteurs nés avant ou juste après les
indépendances commence à se réaliser dans les pays dont la langue est codifiée de manière stable et
peut être considérée comme une langue nationale parlée par un grand nombre de locuteurs.
Tanella Boni cite quelques exemples : « Les questions linguistiques ne sont jamais très
simples… Je sais que des écrivains ont essayé d’écrire dans leur langue. On a l’exemple fameux
de Ngugi Wa Tiong’o au Kenya et celui de Boubacar Boris Diop au Sénégal. Il existe des pays où
effectivement, les langues locales sont des langues littéraires. Je pense, par exemple, au swahili. Il y a
aussi de la littérature en yoruba, en bambara et dans bien d’autres langues » (Cha106).
Or, s’il n’y a pas de volonté au niveau politique la situation reste très aléatoire comme le
dénonce Eric Joël Békalé pour le Gabon : « Il existe une littérature gabonaise foisonnante mais,
malheureusement, le gouvernement n’a pas encore pris en charge cette question… Très peu d’ouvrages
gabonais sont enseignés dans les écoles. Très peu de Gabonais lisent et les livres, qui effectivement
sont chers, ne se vendent pas… C’est dramatique ». (Cha 118)
Patrice Nganang cite Aniceti Kitereza « qui a écrit son chef-d’œuvre Mr Myombekere and his
Wife Bugonoka d’abord en Bikerewe, avant de le traduire lui-même en swahili, […] Ngugi qui écrit
en Kikuyu et en même temps enseigne aux États-Unis, Boubacar Boris Diop qui écrit en wolof et en
même temps, avec une évidente facilité, défend ses positions dans des revues suisses ou françaises en
. L’auteur de ces lignes dit de lui-même : « Je maîtrise quatre langues : français, anglais,
français »3
allemand et medumba qui est la langue de ma maman, de mes parents… Mon écriture se situe à ce
croisement » (Cha 63). On pourrait se demander pourquoi le principal paladin des langues africaines
n’écrit pas en medumba qui est une langue codifiée depuis quelques années. Evidemment, lui aussi
fait partie de ces écrivains alphabétisés en français qui ne sont pas en mesure d’utiliser leur propre
langue à l’écrit.
C’est pourquoi « on assiste désormais à un effort d’acquisition des langues vernaculaires
par les enfants de ces jeunes dont les parents avaient abandonné leurs langues locales » a déclaré
.
l’auteur de La Marseillaise de mon enfance, Jean-Martin Tchaptchet, qui ajoute : « De toutes façons,
au Cameroun ou dans plusieurs pays africains, des politiques nouvelles sont conçues et mises en
œuvre pour la promotion des langues vernaculaires et la sauvegarde des cultures nationales »4
quelques décennies, certains États ont commencé avec grandes difficultés d’insérer les langues locales
dans l’enseignement primaire, ce qui est le seul moyen d’alphabétiser les couches populaires. « Mais
les problèmes techniques posés par la normalisation des langues africaines et leur insertion dans les
programmes scolaires n’expliquent pas à eux seuls les difficultés rencontrées par les États dans la mise
en place de leur politique de revalorisation de ces langues »5
Eugène Ébodé renchérit : « Pour arriver à l’imposer, un désir objectivé de cette langue est
nécessaire. Elle doit incarner une puissance reconnue, une culture plébiscitée au-delà de ses frontières
naturelles ; il faut toujours qu’il y ait une volonté politique… Si on veut dépasser les clivages anciens
et trouver des véhicules qui correspondent au génie des peuples africains, il faut promouvoir les
langues africaines. Elles contiennent une magie particulière qui n’est pas seulement figée dans des
idiomes complexes, mais elles restituent un génie propre et donnent une épaisseur supplémentaire à
leurs parlants » (Cha 44).
Les difficultés auxquelles faire face ne manquent pas pour les organismes publics. Parmi
celles-ci la balkanisation de l’Afrique : « Des ethnies qui avaient et ont encore une langue africaine
commune se retrouvent souvent, suite à la division arbitraire du continent, dans des pays différents
avec des langues officielles différentes. C’est ainsi qu’on trouvera des Yoruba de part et d’autre de
la frontière entre le Nigéria « anglophone » et le Bénin « francophone ». Il en va ainsi des ethnies
frontalières entre le Togo « francophone » et le Ghana « anglophone », entre le Ghana et la Côte
d’Ivoire, etc. Alors qu’on imaginerait difficilement des organismes inter-états voués à la sauvegarde du
patrimoine des groupes linguistiques ainsi morcelés, plusieurs blocs régionaux se sont constitués en
Afrique sur la base exclusive de l’héritage linguistique colonial »6
A cela il faut ajouter la résistance d’une couche de la population qui voit encore dans la langue
française, la langue du savoir et de la réussite : « Comment inciter un enfant à apprendre à lire en fon
(langue parlée au Bénin), dit Manessy, s’il n’y a aucune littérature publiée dans cette langue, aucun
journal, aucun roman, rien ? Comment convaincre un père d’élève d’envoyer son fils à l’école diola
(langue parlée en Casamance) s’il n’a pas la certitude que cette langue lui ouvrira des portes que ne lui
ouvre pas le français ? »7
De plus, la mobilité de la population, surtout dans les grandes villes, posera d’autres
problèmes. Est-ce que par exemple des parents dont la langue d’origine est le fulfuldé ou le medumba
installés à Yaoundé accepteront volontiers que leurs enfants soient alphabétisés en ewondo, la langue
locale ? Et s’ils se déplacent sur le littoral faudra-t-il changer de langue pour le bassa ? Il est vrai que
selon Patrice Nganang « les lointaines migrations des populations…[font] du continent africain une
terre de mille langues, de mille groupes, de mille nations, de 50 pays et d’autant de passés, définissant
ainsi nos aïeuls et nos parents comme des hommes à plusieurs histoires, passant avec aise de langue en
langue, ces polyglottes que nous leurs fils sommes encore un peu… ». Il ajoute un plus loin : « C’est
que, écrire sans la France, c’est avant tout écrire par-delà la francophonie : c’est donc retrouver la
mobilité latérale de nos aïeuls et de nos aînés qui de pays en pays, de terre en terre, et surtout de
langue en langue se déplaçaient, sans profession de foi préliminaire, au gré de l’interlocuteur […] et
avec la même dextérité s’exprimaient en medumba et en bassa autant qu’en douala… »8
II– La langue française comme facteur d’unité.
revenir à la réalité contemporaine où la langue française reste encore un facteur d’unité pour le
continent africain. « La langue française est, à l’exception des liens de la Négritude, le seul trait
d’union – trait solide et irrévocable – existant entre un Fon et un Sérère, un Malien, un Eburnéen, un
Bantou, un Sénégalais, un Dahoméen et tous les Africains des ex-colonies françaises d’Afrique
Noire » peut-on lire dans un essai de 19639
.
.
.
Avant d’en arriver à cette situation linguistique souhaitée par P. Nganang, il faut
. Est-ce que c’est bien différent aujourd’hui ? D’autant plus
si, au facteur d’unité on ajoute celui de moyen de communication national et international : « En ce
qui concerne les liens entre les pays africains, au lendemain de l’indépendance de la majorité d’entre
eux, l’idée est née d’établir des liens entre les pays francophones et ceux non francophones… Cela a
poussé les pays africains à créer, en mai 1963, l’Organisation de l’Unité Africaine (OUA) à Addis-
Abeba. Les états qui n’étaient pas francophones se sont aperçus que la plupart de leurs voisins étaient
francophones et qu’on ne pouvait pas parler d’unité africaine sans moyen de communication régionale
et internationale »10
Pour beaucoup d’Africains la langue française reste malgré tout la langue qui permet la
communication entre les divers groupes linguistiques à l’intérieur de chaque pays. C’est un véhicule
interethnique en même temps qu’une langue internationale qui jouit d’un statut de prestige en tant
que langue de la promotion sociale. « Dans notre pays il y a une soixantaine de dialectes. La langue
française est venue fédérer toutes les intelligences » déclare Alfred Yambangba Sawadogo du
Burkina Faso (Cha 25). Dénis Amoussou-Yeye renchérit : « Par ailleurs, le français dans ces pays est
loin d’être seulement la langue des élites en contact permanent avec l’extérieur, mais d’une bonne
catégorie de gens qui l’utilisent couramment pour communiquer avec leurs concitoyens, bien qu’ils
n’aient jamais l’occasion de sortir de leur pays »11
« Le français est maintenant la principale langue qui permet aux Tchadiens de communiquer
d’abord entre eux (du Nord au Sud et d’Est en Ouest) ensuite avec l’extérieur. Il est à ce titre, un
facteur de stabilité, d’unité et d’ouverture » témoigne Nétonon Noël Ndjékéry (cha 190). « La langue
française est presque une bouée de secours. Un petit pays comme le Gabon (1 million 500 mille
habitants) regroupe plus de quarante ethnolangues qui ne peuvent pas communiquer. C’est grâce à la
langue française qu’on y parvient » ajoute Justine Mintsa (Cha 120).
En ce qui concerne le Congo, il faut souligner la conclusion à laquelle sont arrivés des
chercheurs canadiens de l’Université Laval et qui est citée à peu près dans tous les ouvrages sur
l’argument : « En raison des guerres civiles qui ont secoué le pays, la langue française est devenue
une langue-refuge pour les différentes factions armées. Les locuteurs incompétents en kituba (Sud)
en kikongo ou en lingala (Nord) préfèrent s’exprimer en français pour des raisons de sécurité. De
peur de révéler leur origine ethnique, les Congolais passent au français, ce qui permet de conserver
l’incognito ». Avec Ambroise Kom, « on ne saurait donc conclure à la prééminence prochaine des
langues africaines sur les langues européennes et sur le français en particulier… A cause de son utilité
pratique, aucune langue africaine ne pourra voler la vedette au français dans un avenir prévisible en
Afrique noire dite francophone. Pendant longtemps encore, le français sera l’instrument indispensable
de communication entre les pays africains de langue française d’une part, entre ces derniers et les
autres communautés du monde d’autre part […] La langue française est assurément l’outil qui aura
permis à des peuples aussi divers que tous ceux qui sont représentés ici d’entrer en contact et de
découvrir de profondes affinités entre leur destin réciproque »12
« Il y a quand même une vérité, ajoute Kangni Alem, la langue française peut-être restera la
langue internationale, la langue de la diplomatie dans les pays francophones africains. Les langues
nationales, peut-être reviendront dans l’enseignement, mais la langue française aura permis à une
génération d’écrivains de fournir un corpus littéraire qui pourrait être réutilisé, retraduit dans les
littératures nationales. Le problème de l’enseignement des langues nationales, c’est qu’il n’y a pas de
corpus littéraire » (Cha 199).
Les témoignages en ce sens sont unanimes. Pour communiquer aujourd’hui en Afrique aussi
bien à l’intérieur d’un grand nombre d’États qu’entre ces États eux-mêmes, le français reste encore
une langue indispensable.
III – Ecrire sa langue maternelle à travers la langue française
Dans leurs déclarations, les écrivains postcoloniaux reconnaissent qu’ils ont tendance à
transposer les marques de leur culture dans leurs œuvres. A la suite d’Ahmadou Kourouma, le grand
.
.
.
précurseur, la langue française n’est plus considérée seulement comme une langue de communication
mais aussi « comme un moyen de se retrouver soi-même ». Ne pouvant écrire dans leur langue, ils
s’approprient la langue française et transposent leur imaginaire, leur vision du monde dans une langue
bien à eux, une langue qui utilise les expressions typiques locales traduites par des mots français.
Ce qui s’impose, c’est le rythme, c’est la cadence africaine que l’on retrouve dans les ouvrages des
principaux écrivains africains.
A. Kourouma explique comment il parle sa langue maternelle, le malinké, à travers la langue
française dans Les Soleils des Indépendances : « La succession des mots, les connotations qu’ils
portent me gênaient, m’empêchaient de faire sortir Fama. Il me fallait m’approcher d’une façon
d’aborder les idées qui corresponde au rythme de la phrase malinké […] Si les mots se suivaient dans
la succession malinké, si je pliais le français à la structure de notre langue avec le respect de ses
proverbes et de ses images, alors le personnage apparaissait dans sa plénitude […] Il ne s’agit pas de
traduire mais de bien saisir un sens, un rythme, une façon de percevoir et d’exprimer… et de rendre
tout cela en français […] La littérature autorise à aller jusqu’où l’on veut dans l’usage de la langue
dans la mesure où la compréhension est assurée […] La seule limite imposée à l’écrivain tient donc à la
compréhension ; dans cette limite, il est libre de bousculer les codifications et de tordre la langue »13
Dans une autre interview, il décrit le processus d’appropriation de la langue française : « J’adapte la
langue au rythme narratif africain… Ce livre s’adresse à l’Africain. Je l’ai pensé en Malinké et écrit en
français prenant une liberté que j’estime naturelle avec la langue classique… J’ai donné libre cours à
mon tempérament en distordant une langue classique trop rigide pour que ma pensée s’y meuve. J’ai
donc traduit le malinké en français en cassant le français pour trouver et restituer le rythme africain. »
En pliant la langue classique aux exigences de la pensée malinké, en ‘tordant’ le français pour
exprimer ses idées, Kourouma a donné à son œuvre un relief et une force extraordinaires. Il a ouvert
la voie à toute une génération d’écrivains qui ont trouvé en lui le modèle d’écriture leur permettant
d’échapper au malaise diffus provoqué par le décalage existant entre leur moi profond africain et la
langue à disposition pour l’exprimer.
« Il m’a révélé à moi-même, écrit Florent Couao-Zotti, à partir de certains clichés qui
existaient dans les langues africaines. Et j’ai commencé à me dire que, pour être reçu par mes lecteurs
africains, il fallait me débarrasser de la manière d’écrire occidentale, et m’investir à fond dans les
langues africaines. La manière d’être de ces écrivains dans leur langue me transmettait la manière
d’écrire dans la mienne ». Il poursuit un peu plus loin : « Lorsqu’Ahmadou Kourouma a décidé, selon
ses termes de ‘malinkéser’ le français, c’est-à-dire de le subvertir à partir de la manière de penser du
Malinké, je me suis dit qu’on pouvait le faire également dans les langues de chez nous, c’est-à-dire
avec le mina, le fon, le yoruba, ces langues que je parle dans mon pays. [Il fallait], non pas juxtaposer
le français aux autres langues, mais de faire en sorte qu’il y ait une osmose entre la langue française et
ces langues, c’est-à-dire de transcrire tout le vécu des peuples de mon pays et leurs manières de vivre,
tous les jours, dans leur quotidienneté. Je pense que c’est l’avenir de cette langue qui saura se traduire
de cette manière là » (Cha 21).
Les écrivains africains désormais ne se contentent plus de l’imitation du modèle littéraire
français, ils doivent l’adapter pour se l’approprier ; ils y introduisent des mots et des expressions de
leur langue maternelle dont ils respectent parfois la syntaxe mais toujours le rythme. Ainsi, ils ont la
sensation d’avoir un instrument en mesure de traduire leur manière de penser et leur mode de vie.
Ousmane Diarra du Mali souligne l’importance du rythme dans la vie africaine. Dans la danse
le rythme domine mais aussi dans tous les récits de toutes les langues africaines quelles qu’elles
soient, fulfuldé, medumba, bambara, wolof, lingala, malinké et toutes les autres. « … J’imagine ce
que la publication de mon dernier livre aurait donné s’il était paru en bambara. Pourtant c’est écrit en
bambara avec des mots français… Parce que c’est le style bambara, je l’ai écrit avec le son du tambour
dans ma tête » (Cha 140).
Même processus pour la Gabonaise Justine Mintsa : « Mais le français que nous utilisons n’est
pas le français de Molière, c’est le français gabonais qui fonctionne avec nos métaphores, avec tous
les codes de l’oralité. C’est une nouvelle langue que nous avons recréée pour l’adapter à nos besoins
culturels […] En tant qu’écrivain, il m’arrive parfois de trouver une belle expression… dans ma langue
que je n’arrive pas à rendre en français… mais je la rends en faisant – souffrir le français d’origine, ou
en le malaxant de telle sorte qu’il rentre dans ma réalité.» (Cha 124)
« J’écris en français, mais en me nourrissant de plus en plus de la littérature orale des grands
poètes zarma » ajoute Alfred Dogbé du Niger (Cha 157).
Sarrouss, jeune poète sénégalais, renchérit : « Dans ce que j’écris, il y a un mélange de wolof
et de français, et je crée même une nouvelle langue. Créer des néologismes tels que les ‘anamorsures’
sonores est une manière pour moi de féconder la langue française ». (Cha 157)
Si des écrivains du Mali, du Gabon, du Sénégal, du Cameroun et d’ailleurs adaptent la
langue française à leurs besoins pour restituer leur propre univers, leur propre expérience du monde,
il est évident qu’il y aura autant de variétés de français littéraires que de réalités exprimées. Le
français utilisé par les écrivains bien que fortement marqué par les langues locales reste parfaitement
compréhensible pour m’importe quel lecteur connaissant la langue française. Ce n’est pas le cas pour
tous les français parlés en Afrique. En effet, dans de nombreux pays africains le français est enseigné
dès l’école primaire mais il existe un autre mode d’accéder à la langue française et c’est la rue. Ce
phénomène se produit essentiellement dans les pays et les régions qui n’ont pas de langue ethnique
dominante en mesure de servir de véhicule de communication sur l’ensemble du territoire comme par
exemple la Côte d’Ivoire, le Sud du Cameroun, le Burkina Faso, le Congo etc.14
IV – Le Français Populaire Africain
les rues et sur les marchés des grandes villes africaines. Il est pratiqué surtout par les classes sociales
défavorisées dans les quartiers populaires et précaires. Ce français se développe en s’imprégnant des
langues locales, en se ‘vernaculisant’, en fait en s’africanisant et il est parlé même/ surtout par ceux
qui ne parlent pas les langues locales. Cette appropriation du français par les non-lettrés est un
phénomène nouveau en Afrique. C’est un outil, un moyen de communication qui a développé ses
propres caractéristiques avec de plus en plus de néologismes et qui répond à différents besoins. C’est
une véritable langue véhiculaire dans les grandes villes de pays comme le Cameroun, le Mali, les deux
Congo, le Burkina Faso et la Côte d’Ivoire etc. où la cohabitation de nombreuses langues
vernaculaires crée les conditions d’un parler local formé par la surimpression du français aux langues
ethniques. C’est une langue qui se veut adaptée aux besoins de ceux qui la parlent. Elle est essentielle
dans les transactions commerciales au niveau artisanal local. Elle peut être aussi un moyen de
différenciation sociale, comme cela se produit dans toutes les langues, des groupes sociaux ou tout
simplement des jeunes désireux de s’exprimer de manière à n’être compris que par les membres du
groupe. Ils fabriquent leur propre langage sur la base du français et des langues locales ; ce parler
s’apparente à l’argot. « L’Africain qui parle comme un toubab (Blanc) est rejeté par son groupe : ’Il
est ridicule […] Les entorses faites à la langue – et volontairement – sont considérées par leurs propres
auteurs comme une manière de manifester leur révolte vis-à-vis d’un ordre social qu’ils
désapprouvent’ »15
Au contraire l’utilisation du français d’Afrique peut avoir une fonction de mimétisme. Comme
nous l’avons vu ci-dessus, pour le Congo Kinshasa, des locuteurs de certaines ethnies, pour des
raisons de sécurité, préfèrent ne pas avoir recours aux langues africaines dominantes ou véhiculaires
étant donné leurs fortes connotations sociales et s’expriment en français qui devient ainsi une véritable
lingua franca16
Cette langue n’a plus rien à voir avec le français standard ; c’est une langue orale, sans base
écrite, qui se transforme et se réinvente au gré des locuteurs. Nous n’entrerons pas dans les détails
Ce français, qu’on appelle le Français Populaire Africain (FPA), s’est développé dans
.
.
de l’analyse des composantes de ce Français Populaire d’Afrique. De nombreuses études, thèses
universitaires, essais, excellents en général, ont approfondi le problème et décrit abondamment les
multiples facettes de ce Français Populaire Africain.
L’étude réalisée par Moustapha Fall résume la situation : « Il faut tenir compte de trois
facteurs essentiels pour mieux comprendre ce français d’Afrique noire. D’abord, il faut le situer
dans son contexte historique parce que ce français a subi de profondes transformations depuis les
indépendances jusqu’à nos jours et il continue d’évoluer en fonction des données géographiques,
sociopolitiques voire économiques. Ensuite il faut tenir compte du contexte sociolinguistique qui
l’a vu naître, parce que ce français d’Afrique noire est souvent le mélange avec d’autres langues
vernaculaires qui l’influencent à tous les niveaux. Enfin, il ne faut pas le comprendre en dehors de son
contexte sociologique car ce français africain est l’objet d’usage en fonction de la formation scolaire,
du degré d’éducation et des attitudes vis-à-vis de cet outil qui, pour certains Africains, est un symbole
du néo-colonialisme »17
Quelques nostalgiques de la pureté de la langue classique déplorent : « …prononciation
approximative, syntaxe réprimée, vocabulaire boursouflé ou supplicié, intonation, rythme et accent
englués à l’écoulement de la langue originelle du locuteur africain ; en tous cas des africanismes
phonétiques, morphologiques, syntaxiques et lexicaux.. »18
précise : « Parce que la langue française est massacrée, littéralement. Les petits, et les grands aussi,
parlent un français traduit des langues locales, même chez ceux qui ne parlent pas les langues
locales… » (Cha 85).
V – Analogies avec l’évolution de la langue française
la Gaule romaine » pour reprendre l’expression de G. Manessy. En effet, ce ‘Français langue du
colonisateur’ n’est pas sans rappeler le latin imposé par les conquêtes romaines en Gaule. Ce latin
‘langue du colonisateur’ lui aussi, était parlé par les élites et les hommes de culture alors que le peuple
parlait le latin vulgaire c’est-à-dire la langue des soldats, des colons et des marchands romains. Ce
parler, à travers les bouleversements historiques et linguistiques, se transforme peu à peu, en une
langue qui n’a rien à voir avec le latin classique. C’est la ‘langue vulgaire’, création spontanée du
peuple ; c’est la langue de la vie quotidienne, de l’usage pratique et de la sensation physique. D’autre
part, la société féodale, très morcelée et fermée sur elle-même va être à l’origine d’un très grand
morcellement linguistique : langues périphériques non romanes comme breton, flamand, alsacien et
basque et langues romanes dominantes, langue d’Oïl au nord, langue d’Oc au sud et franco-provençal.
Ces langues ne sont pas homogènes mais composées d’une infinité de dialectes et patois variant d’un
village à l’autre. Tous ces dialectes qui étaient sur le même plan à l’origine, eurent des fortunes
inégales selon l’importance du rôle politique du Seigneur local. Situation qui rappelle celle des pays
africains bien qu’à une autre échelle.
A côté de cette dispersion linguistique, le facteur d’unité est représenté par la royauté, l’Eglise
et la bourgeoisie naissante. Paris devient le centre du pouvoir politique religieux et intellectuel.
Du XIe au XIIe siècle une florissante littérature voit le jour en langue d’Oc et en langue d’Oïl. De
nombreux ouvrages en sont le témoignage. A partir du Moyen-âge, voulant enrichir la langue, les
scribes et les lettrés et, au XVIe siècle, les Poètes de la Pléiade forgent de nouveaux mots afin que la
langue s’adapte aux nécessités de l’époque. Là encore, il est difficile de ne pas penser au travail que
les linguistes africains ont fait et font sur les langues locales pour leur permettre d’exprimer le monde
moderne19
.
Quand par l’Ordonnance de Villers-Cotterêts, en 1539, François ler
de France comme langue officielle qui devra être utilisée dans tous les actes administratifs, pour
nombre de Bretons, Picards, Auvergnats, Provençaux ou autres, il s’agissait d’une langue qu’ils ne
connaissaient pas plus que le latin : ils continuèrent encore longtemps à parler la langue de leurs
ancêtres comme le firent de nombreux Africains après la colonisation.
.
. Mme Mambou Aimée Gnali du Congo
Or il ne faut pas oublier que le français académique est « né dans les mauvais lieux de
A la Révolution française de 1789 un nouveau concept de la langue voit le jour : il faut
imposer la langue nationale à tous les Français car les autres langues et les dialectes sont des facteurs
de division, le ‘dernier reste de la féodalité’ selon Talleyrand. Situation paradoxale si on la compare
avec la situation en Afrique. Pour les Révolutionnaires français les grands principes de liberté, égalité,
fraternité s’appliquent aussi à l’unification linguistique et cette politique qui ne laisse pas de place
aux langues régionales va provoquer leur lente décadence. Or pour les pays africains l’unité est une
nécessité géographique, politique et économique qui n’exclut pas le droit à la différence culturelle.
En fait, malgré une scolarisation de plus en plus développée, la France provinciale va parler
ses langues régionales, dialectes ou patois jusqu’à la première guerre mondiale quand les soldats
provenant de toutes les régions de France vont être obligés de communiquer en français. La religion
réformée va participer à la diffusion du français surtout dans l’est du pays. En effet, à la différence
des catholiques fidèles au latin, les protestants célèbrent leur culte en français pour mieux évangéliser
les populations comme ce sera le cas dans les pays africains quelques siècles plus tard où les écoles
protestantes choisiront la langue locale durant les premières années d’enseignement.
Par la suite, la généralisation de l’enseignement primaire permettra aux Français de parler
français. Or la langue française d’aujourd’hui n’est plus la langue du Moyen-âge, ni même celle de
Louis XIV qui florissait dans les cours européennes. Une langue évolue sans cesse, s’enrichit de
termes étrangers, de néologismes en tous genres, subit les fluctuations de la politique, de l’histoire
et du progrès. Evolution naturelle que les langues africaines n’ont pas eu la possibilité de faire dans
la mesure où avec la colonisation et la diffusion à outrance du français, elles sont restées figées étant
reléguées à langue de communication familiale.
Ce bref survol de l’évolution de la langue française souligne, dans bien des cas, la similitude
avec la situation des langues en Afrique francophone. Il suffit parfois de changer le mot ‘latin’ par le
mot ‘français’ pour passer de l’occident moyenâgeux à l’Afrique d’aujourd’hui en ce qui concerne les
langues. Or, ce qui pour la France a requis plusieurs siècles principalement à cause du cloisonnement
des régions, pour l’Afrique pourrait se réaliser bien plus rapidement grâce aux medias de toutes sortes.
VI – Quelle sera la langue du futur en Afrique ?
Il reste un gros problème qui préoccupe justement les Africains. Comment conserver les
langues locales, comment les préserver de l’englobement dans une aire linguistique qui peu à peu
les anéantira ? En un mot, comment concilier le développement et la survie de plusieurs centaines de
langues africaines avec l’exigence d’un minimum d’unité linguistique d’une part et avec la nécessité
d’une ouverture sur le monde, de la marche avec le temps que représentent encore le français et
l’anglais ?
Il faudrait éviter que cette immense richesse que sont les langues africaines ne devienne des
objets de musée et de folklore comme le sont devenues des langues comme le breton, le provençal
ou le basque et toutes les autres langues régionales françaises. Le rôle des familles africaines est
primordial pour la conservation de ce patrimoine ainsi que celui de la tribu ou de la chefferie. Pour le
medumba de Bangangté dans l’Ouest du Cameroun, pour donner un exemple, un festival est organisé
chaque année avec chants, danses, palabres, théâtre et il permet aux Camerounais originaires des 13
villages de langue medumba du département du Ndé dispersés dans le pays et dans le monde de se
retrouver pour ces célébrations20
dans ces langues qui leur donnera une chance de survivre.
Le ‘panafricanisme’ de Cheik Anta Diop visait à unir les Africains, à glorifier le passé de
l’Afrique et à forger une identité africaine. « La véritable indépendance politique ne passe-t-elle
pas par une indépendance culturelle et linguistique et, à tout le moins, par une revitalisation de ces
centaines de langues aujourd’hui minoritaires ou non-officielles […] C’est alors que le pluriel du
mot indépendances, ‘les indépendances’, se traduirait plus encore dans un panafricanisme littéraire
multilingue »21
. Pourtant, malgré tous les efforts, ce n’est que l’enseignement réalisé
.
C’est à Eugène Ébodé (Cha 47) que nous confierons la conclusion de cet essai :
« Les lettres africaines s’écriront un jour dans une langue africaine. Et elles brilleront comme la langue
de Saro-Wiva. Elles illumineront le ciel des lettres comme la langue de Tutuola ou le récit de nos
fractures contées par Rachid Boudjedra. Elles auront la magnificence de la phrase de Marie Ndiaye ou
le miel de celle de Nimrod, voire l’éclat-maître de celle de Gaston-Paul Effa. Elles auront la densité
et la grâce des romans de Tierno Monénembo ou la concision chirurgicale de Véronique Tadjo. Elles
iront de l’Atlantique au Pacifique confortablement installées dans les splendides bateaux barrés par
Fatou Diome, Malika Mokeddem et Nadine Gordimer, exploratrices de nos horizons apaisés… ».
Vision d’un futur radieux auquel on ne peut que souscrire.
Marie-Claude Bayle – avril 2014
Moustapha Fall, Le français d’Afrique noire : problématique d’un ‘héritage linguistique’,13 déc 2010, xalimasn.com/le-
francais-d’afrique-noire-problem…)
1
Peter Wuteh Vakunta, L’écrivain africain d’expression française à la croisée des langues, Format Kindle, 27 décembre
2
2012
Patrice Nganang, Écrire sans la France, Africultures 60, 21/11/2004.
3
4
Jean-Martin Tchaptchet, interview, octobre 2013.
5
G. Manessy , La francophonie africaine, Le français hors de France , p.107.
6
Ambroise Kom, La langue française en Afrique noire postcoloniale- Mots Pluriels, Peuples Noirs – Peuples Africains, n°
12, 1979.
G. Manessy, cité par Ambroise Kom, op.cit., p.110.
7
8
Patrice Nganang, op.cit.
9
L’Afrique Noire et la langue française, Erudit Université de Montréal et Laval, 1963.
10
Amal Madibbo, L’introduction du Français en Afrique non-francophone : l’expérience soudanaise, in Revue Sud Langues
n°2, juin 2003. www.sudlangues.sn/spip.php?article57
Dénis Amoussou Yéyé, La Nouvelle Tribune, nov. 2012
11
12
Ambroise Kom, op.cit
13
La Francophonie africaine, Entretien avec A. Kourouma mené par Michèle Zalessky, Diagonales, p.144/145
Par contre dans quelques pays comme le Sénégal où le wolof est utilisé par 95% de la population de Dakar, le Mali avec
14
le Malinké ou le Centrafrique qui possède le Sango, le français en tant que langue véhiculaire populaire se voit fortement
menacé par les langues africaines.
Moustapha Fall, op.cit.
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16
Au Congo belge comme dans les colonies britanniques, chaque groupement ethnique a été éduqué dans sa propre langue,
ce qui a contribué à creuser le fossé qui les séparaît.
Ibidem.
17
18
Mudimbé cité par Moustapha Fall
19
cf. aussi l’œuvre du Sultan Njoya, que Patrice Nganang a décrite dans son roman Mont-Plaisant.
Il existe un rapport sur la Pérennisation du Festival des Arts et de la Culture Medumba, réalisé en 1999 par Jean-Martin
20
Tchaptchet, à la demande de Niat Njiferji Marcel, alors Coordinateur du Festival, à l’occasion de la 5e édition de ce Festival à
Bangangté.
Pierre Astier, Avant-propos, (Cha9).
21
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Les langues et dialectes du Cameroun, douala.forumperso.com › … › Survival language
Charte de la francophonie, www.axl.cefan.ulaval.ca/francophonie/francophon..
L’Afrique francophone. Source: http://www.france.diplomatie.fr/francophonie/mocton/carte3.html.
Festival mondial des Arts et de la Culture : Lagos, 15 janvier-12 février 1977.