Fils de l’économiste et diplomate Jean Ripert, Jean-Maurice Ripert est entré dans la Carrière en 1980. Il a été conseiller de cabinet auprès de plusieurs ministres socialistes, y compris auprès des premiers ministres Michel Rocard et Lionel Jospin. En aout 2007, il est nommé Représentant permanent de la France auprès de l’ONU, poste qu’il occupera jusqu’en aout 2009, date à laquelle il est nommé Envoyé Spécial du Secrétaire général de l’ONU pour l’aide au Pakistan.
Q : Que vous inspire l’adoption par le Conseil de Sécurité, de la résolution qui autorise l’usage de la force pour protéger les populations civiles en Libye ?
Ce qui s’est passé en Tunisie, ce qui se passe en Egypte, à Bahreïn, au Yémen, en Libye, en Syrie, en Jordanie nous prouve que la liberté est un droit fondamental, pour tous. Qu’il n’y a pas de petites ou de grandes démocraties. Qu’il n’y a pas des pays qui ont droit à la liberté et d’autres pas. Les peuples ont pris le pouvoir sur des revendications légitimes de liberté, de démocratie. Pourtant, c’est moins simple qu’il n’y parait. Les problèmes de liberté et la démocratie ne se posent pas seulement dans les pays arabes. Ils se posent dans beaucoup d’autres pays. Un peuple s’est soulevé. Ce ne sont pas les institutions, même si dans le cas de l’Egypte la décision de l’armée de se rallier à la cause du peuple a joué un rôle fondamental. C’est une immense joie de voir ces peuples se soulever pour leur liberté, mais c’est aussi une grande inquiétude. Une fois la révolution faite, il faudra aider ces pays. Aider ceux qui ont réussi leur révolution.
Pour revenir à la Libye, nous avons toujours dit, —je parle des défenseurs des droits de l’homme, qu’il faut que la communauté internationale puisse protéger les civils et rétablir la paix et la démocratie lorsque la population de ces pays le demande.
Q : Etant donnée la manière dont nous traitons les immigrés qui se refugient chez nous, pouvons nous vraiment nous permettre de nous poser en défenseurs des droits de l’homme et des libertés ?
Je ne suis pas d’accord pour qu’on mette sur la table l’immigration lorsqu’on parle de la révolution dans ces pays. Nous aimerions penser que ces gens seraient mieux chez eux, non pas parce qu’on n’en veut pas chez nous, mais parce que nous souhaiterions qu’ils puissent vivre chez eux, aussi bien que nous pouvons vivre chez nous. L’immigration est un phénomène inévitable. Si vous discutez avec les gens de l’Organisation Internationale de Migration, ils vous expliqueront qu’aujourd’hui les migrations sont de l’ordre de 300 à 350 millions de personnes. Si vous comparez cela à la population du globe, il n’y a pas plus de mouvements migratoires aujourd’hui qu’il n’y en avait hier. Cette phobie de l’immigration est, de mon point de vue, une absurdité. En matière d’aide, maintenant que la liberté a triomphé dans certains pays du sud, il nous faudra adapter notre coopération. Il nous faudra mieux écouter les peuples qu’on n’a pas assez pris au sérieux. L’émergence de la société civile a joué un rôle fondamental dans les révolutions arabes. Sur ce plan là, ce n’est pas un hasard si cela a commencé par la Tunisie et l’Egypte. Ce sont des pays où il existe une classe moyenne, l’accès à l’informatique, et où les réseaux sociaux existent.
Q : Comment expliquer qu’on n’ait pas vu venir ces révolutions ?
Ce n’est pas l’Occident qui est responsable. Ce sont les tyrans qui sont les responsables. Bien sur, on peut s’interroger sur les relations que ces derniers entretenaient avec un certain nombre d’états.
Pourquoi n’a-t-on rien vu venir ? Beaucoup d’ambassades étaient à l’écoute, et avaient rapporté ce que se passait. Entre sentir un mouvement de mécontentement, —j’étais moi-même dans des postes diplomatiques, —et être capable de dire que ce mouvement va mener à une révolution, laquelle va triompher dans les 2 semaines, voire dans les 2 mois, il y a une marge. Cela prouve que l’histoire est écrite par les peuples eux-mêmes et qu’on ne peut pas l’anticiper. On pourrait dire que dans l’attitude de ceux qui n’ont pas senti monter ce sentiment d’insatisfaction, il y avait de l’aveuglement et de la peur, probablement. Je pense que le monde a beaucoup plus changé que nous le pensons, depuis l’effondrement du mur du Berlin, et la fin du communisme, depuis l’ère de la globalisation et la montée en puissance des grands pays émergeants. On n’a plus peur de la guerre nucléaire, on a peur de cette montée en puissance de nouveaux pays qui risqueraient d’affaiblir notre propre puissance. Je dirais aussi qu’on a été victime de l’idée qui consiste à dire que « nous reconnaissons et travaillons avec des Etats, pas avec des gouvernements. Pas avec la société civile. »
Accepter ces révolutions est très perturbant. Alors on essaie d’aller au-delà de nos peurs, en se disant qu’il faut accompagner ces mouvements. Il y a eu cette peur, cette idée que la démocratie n’est pas bonne pour tout le monde. Que certains peuples ne sont pas mûrs. Parce qu’au fond : « mieux valait une bonne dictature que l’islamisme ». Lorsqu’on expliquait qu’entre la dictature et l’islamisme, on pouvait peut-être essayer la démocratie, on nous traitait de rêveurs.
Nous sommes en train d’assister à un changement historique. Les peuples du Sud, notamment ceux des pays arabes, ont voulu sortir d’un monde dans lequel on leur avait expliqué qu’on combattait contre l’impérialisme, contre Israël. Vous remarquerez, et c’est très intéressant, que pendant la révolution tunisienne, personne n’a brûlé de drapeau israélien. Ce n’était pas le sujet. Je ne dis pas qu’aujourd’hui ces états sont des défendeurs d’Israël, juste qu’ils ont fait leur propre révolution. Pour eux-mêmes. On est en train de se rendre compte que les dictatures ont eu pour effet principal de tuer les revendications du peuple au nom d’un combat idéologique. Mais le peuple s’est rebellé, et après 40 ans, il a dit : « cela suffit. Certes le combat pour la Palestine, pour l’unité du monde arabe, c’est très bien. Mais si nous n’avons rien à manger, nous ne sommes pas libres. » Le plus grand changement, c’est que les grands pays du sud sont en train de devenir des pays comme les autres. Les gens veulent que l’état les protège, que l’état les aide à se développer, à avoir du travail et à profiter des bienfaits du développement. On est en train d’entrer dans un monde multipolaire et c’est très compliqué.
Q : Il va falloir que ces pays qui ont revendiqué la liberté et la démocratie soient représentés à L’ONU ? Que va-t-il se passer ?
C’est la grande faiblesse de la réforme des Nations Unies, du sommet du 2005 qui, sous la houlette de Kofi Annan, avaient des objectifs très nobles : les droits de l’homme, l’environnement. Personne n’a été capable de réformer l’organisation alors même qu’on élargissait ses pouvoirs. Par conséquent, nous avons une institution à laquelle on demande toujours plus, mais qui au fond, parce qu’elle se prive de la participation des pays émergents, n’est plus représentative du monde actuel, d’où la montée en puissance des G8 ou G20 qui prennent des décisions politiques qui n’étaient pas prévues au départ. Un autre phénomène dont on parle moins, mais qui est extrêmement important, c’est la montée en force des organisations régionales, lesquelles sont en passe de devenir, au plan politico-militaire, aussi importantes que les Nations Unies. D’un côté, c’est bien, de l’autre, beaucoup moins, car je ne crois pas qu’on puisse régionaliser le maintien de la paix, -sous peine de revenir en arrière par rapport à cette grande idée des Nations Unies qu’était l’universalité.
Si on ne prend pas en compte la demande légitime des grands états du Sud, pour une réforme des Nations Unies, en particulier du Conseil de Sécurité, si cette reforme n’est pas faite rapidement, les Nations Unies risquent de perdre leur crédibilité. L’ONU reste légitime, contrairement à ce que disent certains, parce que la charte existe. Il vaut mieux une charte imparfaite et un Conseil de Sécurité imparfait que pas de charte et pas de Conseil.
La France est depuis toujours, favorable à la réforme du Conseil. Certains états veulent devenir membres permanents avec droit de veto. C’est le cas de l’Inde. D’autres, seraient prêt à abandonner leur veto, – le Brésil ou l’Afrique du Sud. D’autres encore, ne veulent pas d’élargissement. C’est l’éternel problème. L’Argentine conteste le Brésil, l’Espagne et Italie contestent l’Allemagne, la Chine ne veux pas du Japon, le Pakistan ne veut pas de l’Inde etc. Une réforme qui satisferait tout le monde nécessiterait un Conseil élargi probablement à 30 ou 32 membres.
Propos recueillis par Célhia de Lavarène